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Aliénation et besoins. Perspectives d’une émancipation humaine

Gérard Briche

 

L’émancipation, cela signifie la libération des restrictions, des aliénations, des mutilations que l’organisation d’une société inhumaine inflige aux hommes. Bien sûr, tous les discours officiels répètent que nous sommes sur le bon chemin, même s’il y a des imperfections. Parce que tous les discours officiels disent qu’il n’y a qu’un seul chemin, ce que démontre d’ailleurs l’effondrement de tous les régimes qui prétendaient suivre un autre chemin, le « socialisme réel».

Cette idée que la société est inhumaine est contredite par le spectacle de l’abondance des marchandises. Un spectacle de l’abondance qui promet que dans cette société les besoins de chacun seront satisfaits, que tous auront le bonheur. Un spectacle qui dit que oui, ce n’est pas vrai pour tout le monde aujourd’hui, mais ce sera vrai demain – ou après-demain. Et surtout, un spectacle qui dit que le bonheur mis en scène, ce n’est pas un bonheur illusoire mais c’est un bonheur lié à la satisfaction des vrais besoins, des seuls besoins des hommes. Un spectacle qui dit que la richesse étalée est la seule richesse, la vraie richesse.

Si le bonheur promis est le vrai bonheur, on peut se demander si l’idée de l’émancipation a un sens. D’ailleurs, de la droite à la gauche, on dit qu’il ne faut pas aller ailleurs : il faut seulement aller plus loin. De la droite à la gauche, on dit qu’il faut continuer sur ce chemin, qui est le seul chemin. De la droite à la gauche, on dit qu’il faut améliorer les choses, rien de plus. De la droite à la gauche, on dit que ceux qui disent qu’il ne faut pas progresser mais au contraire aller ailleurs, qu’il ne faut pas améliorer mais inventer, qu’il ne faut pas cultiver le réalisme mais tenter l’impensable, –  partout on dit que ceux-là sont des rêveurs. Eh bien, nous sommes du côté des rêveurs. Car l’émancipation est un rêve, mais c’est un rêve qui devient sérieux quand le réalisme est une illusion.

Ce rêve est un rêve sérieux. La perspective d’une émancipation, dans cette société qui s’effondre, c’est la seule utopie possible.

Je voudrais montrer que l’abondance des richesses que promet cette société est une gigantesque tromperie. Je voudrais montrer que cette société creuse sa propre tombe. Je voudrais montrer que le fétichisme qu’elle produit et qui fait des hommes mutilés se heurte à la résistance de ce que j’appelle le « noyau d’humanité ». Et c’est pourquoi, en dépit de toutes les barbaries, des hommes rêvent à un autre monde.

Je vais m’appuyer sur des textes de Karl Marx, sans oublier les brouillons qu’il a écrits en préparant Le Capital, ceux que l’on connaît sous le nom de Grundrisse. Et je voudrais préciser deux choses pour éviter des confusions.

Première chose : ce qu’on appelle le « marxisme » a été composé après la mort de Marx, à partir de certains textes de Marx. Mais dès qu’on étudie beaucoup de textes, on voit que la cohérence du « marxisme » s’effondre. Il n’y a aucun sens à chercher où est le vrai « marxisme » ; le « marxisme » est une histoire terminée. En revanche, il y a du sens à lire Karl Marx, des textes qui sont beaucoup plus riches que le « marxisme », même s’ils sont aussi plus contradictoires.

Deuxième chose : Karl Marx est sûrement un des cerveaux les plus puissants de notre époque, mais c’est aussi un homme de son temps, et parfois, il a été dans les illusions de son temps. Et parfois, ses formulations sont équivoques. Et il ne faut pas seulement lire : il faut développer, il faut prolonger des perspectives. Bref, il ne faut pas être fidèle à une doctrine, il faut être fidèle à une manière de penser et d’analyser, dans un souci de critique radicale.

C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je cite aussi des auteurs qui – comme Marx – ont maintenu l’exigence de critique radicale, et en particulier des auteurs de ce qu’on appelle la théorie situationniste, comme Guy Debord.

Au commencement sont les besoins des hommes

On connaît le début du Capital : « La richesse des sociétés apparaît comme une gigantesque collection de marchandises. » Juste après, Marx dit qu’une marchandise « est une chose qui satisfait des besoins humains », et il dit que c’est ce « caractère utile d’une chose [qui] en fait une valeur d’usage. »1 [1]

En quelques mots, l’essentiel est dit. Et pourtant, la lecture de ces premiers mots a été à l’origine de beaucoup de faux-sens : on comprend mal ce que c’est que la richesse ; on comprend mal ce que c’est que la valeur d’usage, on comprend mal ce que c’est que les besoins humains. Alors je vais reprendre tous ces termes.

D’abord, la valeur d’usage. Une marchandise présente une valeur d’usage, c’est-à-dire une utilité. Mais parce que la marchandise est une marchandise justement, elle n’est pas simplement un bien ou un service : elle présente une autre face, la valeur d’échange. Et  c’est justement le fait d’avoir deux faces qui constitue sa qualité de marchandise. Une marchandise n’a pas seulement une valeur d’usage : elle a aussi – elle a surtout ! – une valeur d’échange. Et ces deux faces se manifestent au moment de l’échange.

Au moment de l’échange marchand, une marchandise est achetée par un acheteur, qui y voit la valeur d’usage ; elle est vendue par un vendeur pour qui c’est une valeur d’échange, un équivalent argent. Et dès ce moment, dès le moment de l’échange marchand, on voit que la circulation des biens et des services se présente de manière trompeuse.

Pour celui qui la vend, la marchandise n’a pas d’autre utilité pratique : il va le vendre: Et en la vendant, il annule ce qui peut être son utilité pratique. On peut illustrer cela très simplement. Par exemple, un homme peut mettre en vente quelque chose qui pourrait lui être utile, mais qu’il vend, pace qu’il est pauvre, qu’il est obligé de vendre – parce que, dans une société où l’échange marchand est la règle, il faut de l’argent pour acquérir des choses.

Deuxième exemple, moins visible, tellement il est général : beaucoup d’hommes qui n’ont rien à vendre ont au moins quelque chose à vendre : leur puissance de travail ; une puissance de travail qu’ils mettent en vente alors qu’elle pourrait leur être utile, mais qu’ils doivent vendre pour avoir de l’argent. Parce que c’est la règle de la société marchande : tout s’achète, et tout se vend.

Pour celui qui l’achète, la marchandise présente une utilité pratique : on achète une paire de sandales pour marcher confortablement. Mais la marchandise peut aussi présenter une utilité imaginaire ou « symbolique » : on achète une grande maison pour montrer sa puissance .2 [2]

Ce que l’on constate, c’est que l’existence même des marchandises a pour conséquence de donner à la valeur d’échange davantage d’importance qu’à la valeur d’usage. L’essentiel, c’est que les marchandises soient vendues, pour que d’autres marchandises puissent être produites, pour être vendues, etc.

On comprend que l’utilité pratique d’une marchandise est un danger pour la production marchande. Il faut que les besoins ne soient jamais satisfaits, pour que d’autres marchandises soient produites, qui toujours promettent de satisfaire ces besoins, et qui toujours laissent la place à d’autres marchandises.

C’est un processus qu’on voit particulièrement dans la publicité. La publicité  annonce que chaque nouveau produit est le meilleur… en attendant le suivant ! C’est ce que Guy Debord résume en disant que « chaque nouveau mensonge de la publicité est l’aveu de son mensonge précédent. »3 [3]  Bref, les marchandises n’ont pas pour but la satisfaction des besoins humains. La pauvre utilité qu’elles présentent n’est que le minimum nécessaire pour que la circulation ait lieu, pour que se perpétue le mouvement de la valorisation de la valeur, qui est sa seule raison d’être.

Qu’est-ce que c’est que les besoins humains ? Les marchandises sont des choses trompeuses qui ne sont pas ce qu’elles semblent être. En particulier, il faut bien retenir que les marchandises ne peuvent pas satisfaire les besoins  humains : les besoins humains ne peuvent pas être satisfaits par des marchandises. Ce que les marchandises peuvent satisfaire, ce sont les besoins modelés par le fétichisme de la marchandise.

Se représenter une société libre et heureuse comme une société où il y aurait abondance de marchandises est une représentation fausse. D’ailleurs, la société présente est une société où il y a abondance de marchandises ; c’est même sa caractéristique. Et elle n’est ni libre ni heureuse, car le règne mensonger de la marchandise se manifeste de deux manières. Première manière : le spectacle des marchandises est partout, mais tout le monde n’a pas accès à ces marchandises. Deuxièmement : ces marchandises sont des objets pauvres dont la possession ne constitue même pas une richesse ; je cite le situationniste français Raoul Vaneigem : « Etre riche se réduit aujourd’hui à posséder un grand nombre d’objets pauvres. » 4 [4].

Tout le monde n’a pas accès aux marchandises, car pour acquérir une marchandise, il faut l’acheter. Et tout le monde n’a pas d’argent. Mais même quand on a de l’argent, les marchandises ont une utilité toujours plus faible, car le but des marchandises, c’est, une fois qu’elles ont été achetées, de se dégrader le plus vite possible, pour que d’autres marchandises soient achetées. On le comprend, puisque le but des marchandises, ce n’est pas d’être utiles, ce n’est pas de satisfaire des besoins humains, c’est de « faire de l’argent ». C’est pourquoi, et je cite Guy Debord, « la baisse tendancielle de la valeur d’usage [est] une constante de l’économie capitaliste » 5 [5].

Evidemment, il y a une autre manière d’acquérir les marchandises, c’est de les voler. C’est une pratique qui a une tradition, par exemple dans l’anarchisme, et apparemment, c’est une manière de riposter à la domination marchande. Ce qu’on appelle la « récupération individuelle » semble être une manière de s’opposer à la règle de l’échange marchand. Mais c’est une erreur, car les biens ainsi acquis sont déjà dégradés par la forme marchande, leur valeur d’usage est déjà appauvrie. Et finalement, le capitalisme lui-même anticipe qu’une partie des marchandises produites n’est pas acquise par l’achat, et il s’accommode très bien de cette situation. Tous les marchands savent qu’une partie des marchandises qu’ils mettent en vente ne sera pas payée. L’essentiel, c’est qu’elles soient consommées, détruites, et qu’elles laissent la place à d’autres marchandises.

La vérité, c’est que non seulement cette société ne cherche pas à satisfaire des besoins humains, mais que même elle entretient l’insatisfaction. En effet, l’achat d’une marchandise a pour origine cette insatisfaction permanente. La promesse trompeuse que la marchandise est insatisfaisante, mais que le prochain modèle sera satisfaisant. Le principe du capitalisme c’est : « demain, on rase gratis » (« demain », c’est toujours le jour suivant).

Prendre comme point de départ les besoins humains, qui sont toujours insatisfaits dans le cadre de la société capitaliste-marchande, peut en réalité aboutir à deux conclusions complètement différentes.

La première conclusion, elle est complètement « interne » à la logique de la forme marchandise. Elle se formule ainsi : « les consommateurs ne sont jamais satisfaits » mais c’est une bonne chose, car le progrès permet que les choses sont toujours plus satisfaisantes et que l’on est chaque jour plus satisfait. La conclusion, c’est que la situation n’est pas bonne, mais que chaque jour elle est meilleure. C’est l’idéologie du progrès lent mais continu (c’est aussi le discours de la publicité).

Mais il y a une deuxième conclusion possible. Et elle, elle permet de formuler ce que j’appelle des « besoins radicaux ». Elle se formule ainsi : les besoins présents sont modelés par la forme marchande, et la satisfaction de ces besoins, la satisfaction des besoins spectaculaires, est toujours trompeuse, elle est toujours décevante. Elle n’est pas une richesse, elle est une pauvreté, elle est une misère.

Cette idée que les besoins que cette société peut satisfaire sont des besoins trompeurs est suggérée par Karl Marx. Il remarque que « lorsque les ouvriers communistes se réunissent, ils s’approprient un besoin nouveau, le besoin de la société»6 [6] .  Alors bien sûr c’est le vocabulaire de Karl Marx, au XIX° siècle, mais on voit que le mouvement réel par lequel les ouvriers sont communistes, c’est la réunion, la discussion. Et en se réunissant, et en discutant, ils satisfont un besoin nouveau. Autrement dit, le mouvement par lequel les hommes marchent vers leur émancipation a pour conséquence de faire naître de nouveaux besoins. Ce que Marx suggère, c’est que le but du mouvement de l’émancipation (dans son vocabulaire, il appelle ça le mouvement communiste), le but du mouvement de l’émancipation ce n’est pas de satisfaire les anciens besoins. Ce n’est pas de satisfaire les besoins trompeurs qui font le jeu de la société marchande. C’est au contraire d’inventer des besoins nouveaux, qu’aucune marchandise future ne pourra satisfaire, parce que pour les satisfaire, il faudra autre chose que des marchandises.

Ce souci d’inventer des besoins nouveaux est donc complètement autre chose que le désir d’acquérir des marchandises toujours nouvelles. C’est exactement le contraire. C’est de vouloir remplacer les marchandises insatisfaisantes par des satisfactions qui n’existent pas encore, et qui sont la matière même du « mouvement réel de l’émancipation » 7 [7]. Il s’agit donc d’inventer des désirs et des besoins encore inconnus. Cette invention faisait partie du projet situationniste, c’était dans la continuité du projet poétique de « changer la vie ». Et cette invention était le contenu des expériences situationnistes. L’enjeu, c’est de pas se contenter de la vie que cette société nous promet ; l’enjeu, c’est  d’inventer une vie passionnante, une vie qui vaut la peine d’être vécue.

Il y a plus de 150 ans, Marx écrivait ceci : « [Les ouvriers] ne peuvent pas avoir d’amusements physiques, intellectuels ou moraux sinon ceux de la pire espèce ; tous les plaisirs réels de la vie sont bien éloignés d’eux. En un mot, l’existence que mène une grande part des ouvriers sous le système actuel ne vaut pas la peine d’être vécue. »8 [8]

Le paradoxe, c’est que cette société organisée autour de la production des marchandises creuse sa propre tombe. Cette société organisée autour du travail organise la fin du travail – sans le vouloir ! Et c’est le sens d’un fragment des Grundrisse qui est connu sous le nom de « Fragment sur les machines ».

La fin du travail

Dans ce fragment, Karl Marx montre que le développement même de la société de production de marchandises va vers son dépassement. Et il le montre à partir de deux phénomènes. Premier phénomène : déplacement du travail productif à l’échelle du travail social général, constitution d’un general intellect (c’est ce qu’un théoricien français, André Gorz, appelle la mégamachine). Deuxième phénomène : la société marchande est incapable de profiter de la productivité croissante pour supprimer le travail. Ces deux phénomènes sont visibles aujourd’hui ; en tout cas, ils prouvent qu’il serait possible de dépasser dès aujourd’hui la société de travail.

Alors pourquoi, alors que tous les éléments pour dépasser la logique de la marchandise sont réunis, pourquoi le cycle infernal de la valorisation est-il maintenu ? A cause du fétichisme de la marchandise qui maintient un système structurellement mortifère, au contraire du simple bon sens,

Je vais citer quelques phrases de Marx. Karl Marx écrit :

« Le travail individuel en tant que tel cesse d’une manière générale d’apparaître comme productif, mais n’est au contraire productif que dans les travaux en commun, […] cette élévation du travail immédiat en travail social apparaît comme une réduction à l’impuissance du travail individuel face au caractère communautaire représenté dans le capital. »9 [9]
« Le produit cesse d’être produit du travail individuel immédiat et… c’est au contraire le combinaison des activités de la société qui apparaît comme le producteur. »10 [10]

Dans ces conditions, « le travail immédiat est rabaissé au rang de simple moment de ce procès » et « l’ouvrier apparaît comme superflu .»11 [11]   C’est Marx qui écrit cela, c’était il y a 150 ans ! Il est anachronique de maintenir la centralité du travail dans la synthèse sociale. Mais la société marchande est incapable de faire le pas de la suppression du travail.

Karl Marx écrit :

« [Le capital tend] à réduire le temps de travail pour la société tout entière à un minimum décroissant et à libérer ainsi le temps de travail de tous aux fins de leur propre développement. Mais sa tendance est toujours de créer d’un côté du temps disponible, et d’un autre côté, de le convertir en surtravail. S’il réussit trop bien dans la première entreprise, il souffre alors de surproduction et le travail nécessaire se trouve interrompu faute de ce que du surtravail puisse être valorisé par le capital. »12 [12]

La croissance de productivité énorme qu’a permise la micro-électronique confirme brillamment ce diagnostic.

D’une part, le temps de travail socialement nécessaire à la production des biens est de plus en plus court. Ce qui pourrait avoir pour conséquence de libérer du temps disponible. Mais la société de production de marchandise ne considère pas que la valeur d’usage des biens est une richesse ; elle considère que seule la valeur d’échange est une richesse (« son but, écrit Karl Marx, est directement la valeur, non la valeur d’usage »13 [13]. ). Autrement dit, le temps de travail non nécessaire n’est pas consacré à l’oisiveté mais à un surtravail produisant une survaleur que le capital veut transformer en profit  et réinsérer dans le cycle de la valorisation.

La limite absolue du capitalisme serait qu’il implose sous la double pression d’un travail nécessaire toujours plus réduit, et d’une impossibilité de réaliser la valeur d’échange. Avec le facteur de crise que constitue l’énorme quantité de puissance de travail devenue inutile, c’est-à-dire la masse des hommes que le système sort de lui. C’est à peu près la situation actuelle.

On connaît la formule « socialisme, ou barbarie ». Mais il est impossible aujourd’hui de reprendre une formule si optimiste, une formule qui considérait que la mort du capitalisme permettait la naissance d’une société plus capable de prendre en compte la possibilité de dépasser le travail, au bénéfice des hommes.

Il y a deux éléments, chez Karl Marx, que nous ne pouvons plus reprendre, parce qu’il faut aller au-delà de Marx.

Le premier élément, c’est l’identité entre utilité et valeur d’usage. Car si la valeur d’usage est l’utilité d’une marchandise (par opposition à sa valeur d’échange), l’utilité d’un bien n’est pas une valeur d’usage s’il n’est pas une marchandise. Il n’y a pas de valeur d’usage sans  l’« autre face » que constitue sa valeur d’échange. Un bien qui n’est pas une marchandise n’a pas de valeur d’usage – il a une utilité. Disons les choses différemment : il peut satisfaire un besoin.

La formule optimiste « socialisme ou barbarie » reste dans la logique d’une société où les marchandises seraient libérées de la valeur d’échange pour qu’elles ne soient plus que des valeurs d’usage. C’est l’idée de  rétablir la notion de richesse dans la signification de « vraie richesse », de « richesse réelle ». On reste dans l’idée d’une société où il y a encore du travail, mais où il n’y a plus d’exploiteurs. On reste dans la conception traditionnelle du « socialisme » – et il est clair que le texte de Karl Marx permet que l’on comprenne cela. Mais il est clair aussi qu’il faut aller plus loin dans la critique radicale.

Le deuxième élément que l’on ne peut plus reprendre, c’est la conception positive des machines présente chez Karl Marx. Marx écrit : « dans une société communiste, la machinerie jouerait tout autrement que dans la société bourgeoise »14 [14] , le temps de travail social nécessaire permettrait de libérer du temps pour les hommes. Nous savons aujourd’hui que les machines ont été conçues dans le cadre de la logique de la valeur, et le general intellect dont elles font partie est nécessairement marqué par la logique de la valeur,et cela nous invite à davantage de prudence.

Le fait qu’on puisse passer, au prix d’une révolution, au–delà d’une société capitaliste, simplement en plantant un drapeau rouge sur les usines est une illusion dont les expériences du vingtième siècle nous ont instruit.

Car cette crise n’est pas seulement la crise d’un système économique dont il suffirait d’attendre l’effondrement. C’est aussi, c’est surtout, une crise de la subjectivation ; le mode de subjectivation que ce système a mis en place craque de toutes parts. Or le réalisme fait partie des catégories de ce système, et ce sont les catégories de ce système qu’il faut remettre en cause. Il faut penser l’impensable.

L’emprise du fétichisme de la marchandise

Le fétichisme de la marchandise modèle la totalité des éléments de la société. Elle modèle l’homme quand elle fait de lui une simple quantité de puissance de travail qu’il lui faudra vendre puisqu’il ne peut rien faire avec : le fétichisme de la marchandise fait de l’être humain une marchandise. Elle modèle l’homme aussi quand elle fait de lui un producteur efficace en le coupant, au moyen de la dissociation-valeur, des caractéristiques qui constitueraient un handicap pour la production : elle fait des hommes et des femmes des êtres mutilés, des sujets pour la valeur, qui ne peuvent plus vivre, et qui ne peuvent plus penser, que pour et en fonction de la valeur.

Un psychanalyste marxiste allemand, Wilhelm Reich, observait que ce qui était étonnant dans l’attitude des ouvriers, ce n’était pas qu’ils se révoltaient, c’était qu’ils ne se révoltaient pas. Qu’il fallait leur expliquer que l’ordre des choses devait être renversé, alors que cet ordre des choses, manifestement, leur était hostile. Pourquoi les ouvriers ne se révoltaient-ils pas ? Pourquoi les hommes ne se révoltent-ils pas ?

La réponse est bien sûr que le fétichisme de la marchandise a pour conséquence de faire considérer que cet ordre des choses est naturel, et que le projet de renverser cet ordre des choses est irréaliste. Mais cette réponse entraîne immédiatement un autre problème : si ce fétichisme de la marchandise est si puissant, comment une critique radicale est-elle possible, comment l’idée d’une émancipation est-elle possible ? comment une émancipation est-elle possible ?

Trois réponses.

La première réponse, c’est celle qui donne au mot « émancipation » une signification faible, celle d’une situation améliorée. Une réponse qui dit que changer vraiment le monde, c’est une simple rêverie, une vision utopique irréalisable, irréaliste, qui permet de supporter les difficultés de l’existence. Mais que c’est une chimère.

La deuxième réponse, c’est celle qui fait l’hypothèse que l’homme garde l’idée d’une existence satisfaisante. Dans ce cas-là, l’émancipation c’est le moment où l’existence est complétée par ce qui manque. Par exemple, travailler moins, avoir plus de vacances,. Dans cette vision, il s’agit de retrouver l’unité perdue d’une humanité mutilée par le capital mais qui existait jadis. Dans cette idée, il s’agit de permettre à tous de profiter des avantages dont seule une minorité profite aujourd’hui. L’essayiste français Roland Barthes disait : « le socialisme, c’est le luxe pour tous. » D’ailleurs, le spectacle en donne des exemples avec des notions comme celle d’une « société de loisirs » qui serait pour la plus grande part consacrée au « temps libre ». Et bien sûr, a pensée socialiste n’a pas évité cette vision d’une société où le travail par exemple ne serait plus un labeur mais une activité enrichissante, joyeuse, un jeu. Marx a donné une réponse ; il a écrit : « le travail ne peut pas devenir jeu »15 [15]   : il faut le supprimer !

Troisième réponse : c’est la plus difficile. C’est une réponse qui tire les conséquences d’une critique radicale de la logique de la valeur. C’est une réponse qui met en cause les catégories de la logique de la valeur. Et on sait que la logique de la valeur fonctionne un peu comme la novlangue du roman de George Orwell, 1984 16 [16] : impossible de penser en dehors des catégories établies.

Il est impossible de penser en dehors de ce que l’ordre établi présente comme réaliste. Autrement dit, la seule pensée de l’émancipation est une pensée qui tourne le dos au réalisme. D’une certaine manière, c’est une pensée poétique. Et il n’est pas étonnant que l’une des dernières formes de la critique radicale ait surgi dans le cadre de l’aventure situationniste en France, qui revendiquait l’héritage des surréalistes, de dada et de toutes les avant-gardes artistiques.

Le paradoxe de l’émancipation, c’est  qu’elle perd sa radicalité dès qu’elle donne corps à un projet réaliste, parce qu’elle est par définition impossible dans le cadre de l’ordre établi et de ses catégories. La seule perspective de l’émancipation c’est l’invention permanente. Et à la vieille formule : « socialisme, ou barbarie », il faut substituer la nouvelle formule : « barbarie, ou oser l’invention permanente ».

Il reste donc à définir cette exigence de l’invention permanente. Car cette exigence n’a de sens que si elle se fait dans la perspective de l’invention des « besoins radicaux » ; faute de quoi, on reste dans le cadre de l’ « innovation permanente » du capitalisme marchand. Cela implique de faire une différence entre les besoins existants et les « besoins nouveaux » qu’il faut inventer.

Mais ces « besoins radicaux » sont-ils autre chose qu’une hypothèse ? Y a-t-il vraiment d’autres besoins, que ceux que la société capitaliste-marchande promet de satisfaire ?

C’est ici qu’il faut s’appuyer sur ce que j’appelle  le « noyau d’humanité ». Il y a en chaque homme, en chaque être humain, un désir, un besoin, qui existe avant même que ce besoin trouve sa satisfaction. Cela explique que les êtres humains résistent à la mutilation de la société capitaliste marchande, même sans savoir quelle forme donner à cette résistance. Le philosophe français Michel Henry17 [17] parle de ce mouvement fondamental comme du mouvement de la vie même, qui existe avant même tout sentiment de son existence. Le « noyau d’humanité », c’est ce que l’on « sent » en soi, avant même que cela se manifeste dans un comportement. Et le mouvement vital « sent » confusément (confusément !) que les satisfactions promises par la société marchande ne sont pas vraiment satisfaisantes, même s’il est incapable d’exprimer ce que seraient des satisfactions satisfaisantes. Il faut tenter, il faut risquer, il faut inventer. La seule chose presque certaine, c’est qu’une idée réaliste sera fausse. Une chose est certaine : l’ordre présent du monde est catastrophique. Et si le pire n’est pas toujours sûr, il est clair que nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre les bras croisés.

L’émancipation est un mouvement, à nous d’en inventer le chemin.

 

Gérard Briche, Août 2010 Fortaleza, Brésil. Forum transnational sur la critique de la valeur

 

1 [18] Karl Marx, Le Capital (4° édition, 1890), tr. fr. sous la responsabilité de Jean-Pierre Lefebvre, 1993, PUF, p. 39-40. Toutes mes références au Capital seront faites dans cette édition.
2 [19] Karl Marx, Manuscrit de 1858-1859 (Grundrisse), tr. fr. sous la responsabilité de Jean-Pierre Lefebvre, 1980, Editions sociales, 2° partie, p. 257. Toutes mes références aux Grundrisse seront faites dans cette édition.
3 [20] Guy Debord, La Société du spectacle (1967), thèse 70.
4 [21] Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre…, 1967, Gallimard, p. 68.
5 [22] Guy Debord, La Société du spectacle [1967], thèse 47.
6 [23] Karl Marx, Manuscrits de 1844, op. cit. p. 107
7 [24] Karl Marx, Manuscrits de 1844, op. cit., p. 99 ; on trouve exactement la même référence au « mouvement réel de l’émancipation » dans L’Idéologie allemande.
8 [25] Karl Marx, Manuscrit de 1857-58, op. cit. p. 202.
9 [26] Karl Marx, Manuscrit de 1857-58, op. cit. p. 188.
10 [27] Karl Marx, Manuscrit de 1857-58, op. cit. p. 197.
11 [28] Karl Marx, Manuscrit de 1857-58, op. cit. p. 187.
12 [29] Karl Marx, Manuscrit de 1857-58, op. cit. p. 196.
13 [30] Karl Marx, Ibid.
14 [31] Karl Marx, Le Capital, op. cit. p. 441.
15 [32] Karl Marx, Manuscrit de 1857-58, op. cit. p. 199.
16 [33] George Orwell, 1984.
17 [34] Michel Henry, Phénoménologie matérielle, 1990, PUF.


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