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TERREUR DU TRAVAIL ET CRITIQUE DU TRAVAIL

La tolérance répressive et ses limites

deutsche Version [1]

Ernst Lohoff

La société occidentale moderne a pris l’habitude de s’autocélébrer comme un asile de tolérance et de liberté ; quant au sujet moderne des marchandises, il affirme volontiers ne pas connaître de tabous. À y regarder de plus près, sa prétendue absence de préjugés se révèle néanmoins n’être qu’une simple forme d’indolence et le résultat d’une adaptation mimétique à l’état de tutelle que la société marchande exige de lui. Cette dernière conditionne ses membres à accepter le fait que les décisions relatives au contenu de la richesse sociale et le développement des rapports sociaux ne reposent pas en dernière analyse sur leur accord conscient, mais sur une instance anonyme, le marché en l’occurrence. Qu’il s’agisse de moutarde ou de lessive, de préférences sexuelles ou d’opinions politiques, tout ce qui peut être mis sur le marché est juste et tout ce qui se révèle invendable est faux. Le sujet moderne des marchandises ne vit sa vie sans réserves ni préjugés que dans la mesure où il a intériorisé l’idée que le marché était la seule instance de reconnaissance légitime et retraduit toujours déjà les relations sociales en relations d’offre et de demande.

L’identité de la tolérance régnante avec la soumission inconditionnelle au pouvoir de la marchandise et du marché ne lui donne toutefois pas seulement les caractéristiques de ce qu’Herbert Marcuse a appelé la « tolérance répressive ». Cette liaison interne détermine en même temps ses limites et le point où les choses se renversent, celui où l’abrutissement d’un sujet des marchandises capable de tout digérer fait place à une haine pure. Dans une société où le fait d’être vendable est le critère qui décide de tout, opposer un critère de principe est une chose inacceptable et asociale : c’est refuser de risquer sa peau et manquer de discipline dans l’ajustement de soi à la marchandise. De ce point de vue, l’entendement des marchandises d’habitude si cool se montre totalement dénué d’humour et voit rouge face aux réticents : qui n’a pas d’argent doit travailler ou du moins prouver qu’il est prêt à le faire sans conditions, sinon il perd le droit à l’existence. La soupape de sécurité permettant de supporter le fait de devoir se considérer en permanence comme un « capital humain » consiste en une mobilisation permanente contre tout ce qui refuse de se plier sans conditions à cette contrainte.

Cet esprit de « tolérance répressive » souffle aussi dans la sphère politique. Aujourd’hui, ce sont surtout les virtuoses de l’éclectisme, ceux qui se montrent « non dogmatiques », « capables d’apprendre » et « ouverts à tous les dialogues » qui sont susceptibles de réunir la plus forte majorité. Dans la politique, tout le monde ne peut toutefois pas parler de tout avec tous parce qu’il est impensable d’y remettre en question l’objectif des objectifs sociaux : « le travail, le travail et encore le travail ! »

On s’exprime librement parce qu’il est convenu depuis longtemps qu’on n’aborde jamais que des questions interchangeables : on se demande toujours comment imposer les impératifs économiques vendus sous l’étiquette « modernisation », mais jamais si et pourquoi il faut les imposer.

Qui ne respecte pas ce règlement intérieur et met en question l’orientation forcée de la discussion sur l’accumulation et l’emploi se heurte très rapidement aux limites de l’ouverture à la discussion affichée par les officiels. La croissance économique et le travail sont aujourd’hui presque aussi intouchables que la sainte Trinité l’était au Moyen Âge. La société marchande a donc également son tabou, auquel personne ne peut toucher sans que les esprits les plus éclairés ne se transforment sur-le-champ en croisés.

Qui veut se débarrasser du capital doit commencer par se débarrasser du travail

En 1999, le groupe Krisis est intervenu dans l’espace public avec un Manifeste contre le travail. Son titre trahit déjà que cette publication visait le scandale. Là où toutes les tendances politiques crient à l’unisson leur unanimité face au travail, ce manifeste démontrait que ce qui est bon pour les marchandises est en fait fondamentalement mauvais pour les hommes et que le renouvellement promis des perspectives sociales en matière de travail sous l’égide de la New Economy, d’un capitalisme de services et de nouveaux patrons ne possédant que leur propre force de travail est en fait une véritable menace.

Il s’agissait pourtant pour les auteurs de bien plus qu’une provocation ponctuelle. L’idéologie du travail aussi grotesque qu’omniprésente renvoie directement au cœur de l’ajustement capitaliste. En s’attaquant au travail, c’est à la fois le fondement et le point faible de l’ordre de la société marchande qu’on met au jour. Le travail forcé et la référence positive à celui-ci ont joué un rôle clé dans le dressage qui a fait des hommes les sujets des marchandises.

En ce qui concerne la critique et le dépassement du travail, il s’agit de bien plus que de simples exagérations polémiques. Ils doivent être pris au pied de la lettre. Ils reposent sur l’hypothèse qu’une critique théorique du capitalisme consistante et à la hauteur de notre époque ne peut plus être formulée que sous la forme d’une critique conséquente du travail.

La tentative de refonder la critique du capitalisme à l’aide d’une critique radicale du travail se distingue donc très clairement de l’anticapitalisme traditionnel. Dans le jargon des sociologues, on parlerait probablement d’un « changement de paradigme ».

La doctrine traditionnelle de la gauche a vu dans le travail et le capital deux principes hostiles l’un à l’autre et dans leur relation une opposition absolue. Elle a considéré le travail comme une « nécessité naturelle éternelle » informée de l’extérieur par un capital qui en a fait mauvais usage afin de produire du profit. La critique du travail voit les choses autrement. Les catégories de « travail » et de « capital » ne désignent pour elle qu’une opposition seulement relative, une opposition à l’intérieur d’un même contexte social. Ce sont deux aspects d’un même ordre : ils considèrent le même contexte social, mais sous deux angles différents. Le travail n’est en principe rien d’autre que la forme d’activité spécifique au capitalisme. Le capital quant à lui est du « travail coagulé ».

L’identité du travail et du capital ne peut pas seulement être comprise comme le fait la « doctrine objective de la valeur » adoptée par tous, du marxisme à l’économie nationale classique, doctrine d’après laquelle le travail serait la « substance » de la valeur et donc la seule source de valeur. La critique du travail va bien plus loin. Pour elle, tout ce qui participe à la domination capitaliste appartient déjà en propre à la catégorie du travail.

Qui chante les louanges du travail a déjà admis conceptuellement l’indifférence du mouvement de valorisation à son contenu matériel ainsi que l’idée selon laquelle la production capitaliste serait à elle-même sa propre fin. En outre, il n’entonne pas cette mélodie sans traiter la séparation sociale des sphères comme une évidence et dévaloriser du même coup implicitement tous les domaines d’activités qui ne sont pas directement intégrables à la valorisation capitaliste. C’est surtout pour cette raison qu’une critique conceptuelle stricte des structures patriarcales n’est formulable que comme une critique du travail et non à partir d’un concept positif du travail. C’est parce que l’approche qui est celle de la critique du travail permet de lier ensemble ces dimensions de la critique du capitalisme et de les saisir plus clairement que ne le faisait la terminologie marxiste qu’il faut la préférer aux conceptions anticapitalistes traditionnelles.

Le travail et son contenu

Pour que le processus de valorisation de la valeur puisse bien fonctionner, c’est-à-dire pour que du « travail mort » (du capital, en l’occurrence) puisse être accumulé, il faut qu’il prenne la forme d’une quelconque valeur d’usage. Le processus de valorisation capitaliste ne dispose toutefois pas d’organe pour sentir son propre côté matériel. Tant que des produits du travail comme des avions de combat, des emplâtres ou des pots de fleurs peuvent être vendus avec profit, il n’existe aucune différence entre eux. Dans la mesure où ils représentent du travail abstrait échangeable, en tant que marchandises, ils sont socialement une seule et même chose. Ce nivellement ne vient toutefois pas au travail de l’extérieur, il ne lui est pas imposé par les capitalistes avides de profit, mais appartient déjà en propre à la catégorie de travail elle-même.

En ce qui concerne leur contenu sensible, en revanche, l’instruction d’enfants, la production de gaz toxiques, la représentation de performances artistiques devant un public payant et la construction de meubles n’ont pas le moindre point commun. Si l’on se concentre sur ce qui est fait, si l’on fait abstraction de la forme sociale dans laquelle tout cela est produit, l’abstraction-travail se dissout doublement. D’abord, aucun signe n’indique qu’il y aurait une affinité d’espèce au fondement de toutes les activités qu’on regarde comme du travail. Ensuite, du point de vue d’une approche purement matérielle, il est tout aussi impossible d’expliquer pourquoi une même activité — chanter des chansons ou cultiver des fleurs, par exemple — est considérée tantôt comme un travail et tantôt comme un hobby, selon qu’elle sert à gagner de l’argent ou non. En dehors de cette subsomption sous la même forme de contrainte sociale du « se vendre », il existe donc une large palette d’activités concrètes qui créent de la richesse, mais il n’existe en revanche aucune forme d’activité générale correspondant à ce qu’on appelle « travail ». Le travail est le produit d’une réduction forcée de la richesse et de la création de richesse à la production de marchandises, une réduction qui détermine l’ensemble de la structure sociale. Les sociétés pré-capitalistes n’ont jamais eu la drôle d’idée de forcer l’activité des esclaves et celle des hommes libres, celle des prêtres et celle des navigateurs à entrer sous une catégorie commune.

Dans toutes les langues européennes, les mots qui servent aujourd’hui à désigner le travail renvoyaient à l’origine soit à l’existence des hommes socialement dépendants, soit, de manière très générale, à la détresse et à la peine mais, en aucun cas, à l’idée d’une activité reconnue socialement. Une société post-capitaliste aurait aussi peu de raisons de s’en tenir à un tel principe.

Le travail est une activité qui est à elle-même sa propre fin

La production capitaliste se distingue par le fait qu’elle est à elle-même sa propre fin. La production de biens ne tire pas sa raison d’être du fait qu’elle mettrait à disposition de l’homme les moyens de satisfaire ses besoins. On produit plutôt au nom de la production : les besoins n’existent que pour valoriser cette dernière. Leur fonction consiste à ouvrir des canaux pour que s’y écoulent les flux de marchandises. Il n’y a donc pas de place dans cette société si riche pour des besoins sociaux que la seule consommation de marchandises ne suffirait pas à apaiser. Ils n’ont droit de cité que dans la mesure où ils répondent à une demande importante et se subordonnent ainsi au cycle de la reproduction capitaliste.

La critique marxiste traditionnelle du capitalisme ne pouvait pas chanter les louanges du travail sans assumer de facto la transformation absurde des moyens en fins. Elever le travail au rang de contenu central de l’existence humaine signifie aussi bien faire l’éloge du productivisme comme fin en soi que dire un « oui » massif à la croissance économique capitaliste.

Plus tard, la contestation écologique a amené sur le tapis l’idée que la contrainte d’enterrer le monde sous des quantités d’usines et des avalanches de marchandises ressemblait beaucoup à une destruction et une soumission mais pas du tout, en revanche, à une émancipation. Tant que l’anticapitalisme restera prisonnier de l’illusion d’un rapport positif au travail, on ne regardera la folie productiviste que comme une question annexe par rapport à la véritable critique du capitalisme et on la comprendra de travers. La critique conservatrice de la consommation a occupé cette place laissée vide et a même réussi à mobiliser le dégoût qu’inspire la valeur d’usage des marchandises contre l’impulsion anticapitaliste.

Une analyse du capitalisme reformulée en critique du travail prend en vue et la misère du besoin et celle de la valeur d’usage. Elle les traite comme des éléments véritables d’une critique globale du mouvement de la valeur qui est à lui-même sa propre fin. La critique du travail précise à quel point il est grotesque et cynique d’identifier la folie productiviste avec une satisfaction à outrance des besoins pour lui opposer ensuite n’importe quelle idéologie de la rigueur. Contraindre à accumuler, tailler dans les potentiels humains et réduire la richesse des besoins humains, tout cela va plutôt bien ensemble.

La critique du travail en retire conceptuellement qu’il ne s’agit pas seulement d’en finir avec le travail abstrait, celui qui crée de la valeur. Il faut aussi que le travail concret, l’art et la manière dont le capital organise l’appropriation de la nature soit remis à disposition. Il faut dépasser le travail en général, concret et abstrait, parce qu’en tant que travail, le travail concret n’est de prime abord rien d’autre que le précipité sensible-empirique d’un processus d’abstraction qui le transcende.

Le travail appauvrit

Ses apologistes célèbrent le travail comme un déchaînement de la force créatrice de l’homme et le capitalisme comme la société dans laquelle l’application, l’habileté et l’efficacité ont trouvé le rang qui leur revient. En effet, l’enrôlement de la production de richesse sensible au service de la grande machine du travail et de la valorisation peut être décrite comme un processus visant à rendre l’homme appliqué. Un processus qu’on ne saurait qualifier de positif, plutôt un mouvement d’appauvrissement, un effacement de ses qualités sensibles.

La richesse sensible des sociétés pré-capitalistes se composait des résultats d’activités productrices non uniformes qui, pour l’essentiel, avaient été dérivées des rythmes naturels, de la tradition et des propriétés de la matière naturelle à laquelle on voulait donner forme. Le capital a détruit cet ordre pour le remplacer par l’omniprésence de cette forme d’activité toujours identique à elle-même, acyclique et linéaire qu’est le travail. Rendre l’homme appliqué peut certes conduire à une intensification de sa relation avec l’objet de son travail et stimuler le développement de sa personnalité, mais seulement au sens où l’on peut dire que des torturés font une expérience très intense lorsque leurs corps ont affaire à des instruments de torture. Le travail qui, en tant qu’activité devant faire en permanence des économies sur elle-même et réduire à tout prix le temps par produit, par opération — ce n’est pas autre chose qu’on entend par « efficacité » —, ne voit les particularités de son objet que comme un obstacle ralentissant le flux continu du travail. Du point de vue du travail, qui se conçoit comme un effort continu ne connaissant pas la fatigue, le besoin biologique de récupération de l’homme et sa tendance à passer de l’activité au repos semblent également n’être qu’une source de perturbation qu’il s’agit autant que possible d’éliminer. On peut donc caractériser le travail comme une guerre permanente sur deux fronts. Qui travaille fait face à sa propre corporéité et à la qualité sensible de l’objet de son travail comme à deux ennemis. Des ennemis qui n’existent cependant que s’il a renoncé à sa vie propre pour devenir une simple ressource.

Le travail est patriarcal

Le travail est une façon pauvre d’être actif ; il est le lieu d’une perte et non d’une acquisition de richesse sensible. En raison de ce déficit inhérent, il ne peut pas informer l’ensemble des domaines de la reproduction sociale. La domination du travail n’est absolument pas concevable sans un important secteur d’« activités de l’ombre » qui, à cause de leur contenu, ne peuvent être traduites que sous conditions ou ne peuvent pas l’être du tout en dépenses acycliques et linéaires de muscles, nerfs et cerveau et refusent d’intégrer l’organisation comme sources de revenus. Aucune société ne peut exister sans que des enfants soient pris en charge et que des individus s’acquittent pour eux-mêmes et pour d’autres de la reproduction quotidienne. L’ennoblissement du travail transformé en seule forme d’activité sociale valable coïncide avec la dépréciation de ces activités dites « féminines » et assignées généralement aux femmes. Elles peuvent être aussi indispensables que la respiration mais, puisqu’elles n’ont pas l’inqualifiable qualité de produire de l’argent à partir d’argent, elles sont ravalées au rang de « choses privées » et inférieures et restent du coup largement invisibles. Tant que l’existence humaine et la participation à la richesse sociale ne devront et ne pourront être qu’un résidu de la valorisation de la valeur qu’opère le grand moulin du travail, ces activités « féminines » ne seront structurellement qu’une condition tacite de la reproduction capitaliste. Les fleurs rhétoriques du jour de la fête des mères et les astucieux exercices de définition alléguant que le travail ne devrait pas être seulement synonyme de gagne-pain mais embrasser aussi les travaux domestiques ne changent rien à cet état de fait.

Le travail est synonyme de séparation des sphères

La conscience dominante est conditionnée pour expliquer les folies historiques spécifiques à la société marchande à l’aide d’une nature humaine éternelle et à les projeter ainsi dans le passé et dans l’avenir. Avec le travail, elle s’en acquitte, aux yeux du sens commun et de ses avocats théoriques, d’une manière presque déjà classique. Officiellement, ce dernier ne veut voir dans le travail que le « métabolisme qui se produit entre l’homme et la nature » (Marx). Mais, avec le concept de travail, est toujours déjà introduite en sous-main et présentée comme irréversible toute la constellation de la société marchande.

Qui parle de « travail » n’exprime nullement le seul fait banal que les hommes de n’importe quelle société doivent devenir actifs d’une façon ou d’une autre pour en réaliser et en développer les puissances productives. Ce terme n’a pour seul sens que celui qu’il acquiert par contraste avec d’autres formes de pratiques humaines qu’on range généralement dans des domaines (pré-)sociaux, sous les rubriques « loisir », « hobby », « volontariat » ou « vie de famille ».

Si tout était « travail », plus rien ne serait « travail » et ce mot finirait par perdre tout sens. Quand on élève le travail au rang d’une « nécessité naturelle éternelle », on suppose toujours déjà en douce que la production de richesse doit s’effectuer comme une forme de dessaisissement de la vie très soigneusement séparée de toutes les autres expressions de cette dernière et constituer une sphère propre, abstraite du reste du contexte social.

Le sujet des marchandises peut trouver cela « naturel ». Il est habitué à mener une existence divisée et à se décomposer en un homme privé, un citoyen et un homoncule laborieux exécutant, jour après jour, huit heures durant, une activité sans lien avec la vie mais réduite à un noyau l’articulant à l’économie des entreprises et l’ordonnant à une fin. Cette structure schizophrène constitue l’un des moments les plus centraux de la terreur de la société marchande.

Dans la description des rapports pré-capitalistes, l’abstraction-travail est tout simplement déplacée. Là où le travail était relié, comme dans les sociétés traditionnelles, à des contextes sociaux et des formes de domination durables, il ne pouvait pas se constituer comme un phénomène à part. Mais l’hypothèse selon laquelle toute société post-capitaliste devrait aussi connaître le travail est presque encore plus dangereuse que cet anachronisme. Elle neutralise l’idée d’un dépassement de la séparation des sphères. Or, sans ce motif, il ne peut pas y avoir aujourd’hui de courant se disant a bon droit anticapitaliste.

L’idée marxiste classique selon laquelle la société future se décomposera en un « royaume de la liberté » et un « royaume de la nécessité » étend à tous les temps, de façon un peu bavarde, la scission de notre existence en, d’un côté, une vie privée vide et, de l’autre, un travail devenu fou. Dire qu’une société libérée ne peut pas ressembler au pays de cocagne et ne peut pas mettre un terme à tout moment de nécessité matérielle est une chose. L’idée de vouloir organiser cette société libérée comme un royaume de la liberté séparé de celui de la nécessité en est une autre.

L’anticapitalisme doit être une critique du travail ou il ne sera pas

Le concept de travail appartient en même temps à deux mondes. D’une part, il peut être considéré — avec la valeur — comme la catégorie la plus abstraite et la plus générale de la critique de l’économie politique, où il ne désigne finalement que l’aspect actif de la valeur. De l’autre, le travail, c’est plusieurs millions de pratiques et d’expériences quotidiennes immédiates. Avec la façon dont les choses ont évolué ces dernières années, cette tension a gagné une composante supplémentaire. L’exigence de travail, la contrainte régulièrement renforcée de se vendre est au cœur de la guerre sociale préventive que mènent aujourd’hui — compte tenu de la véritable crise que traverse la société de travail — les gardiens de l’ordre dominant contre le matériau humain qui est entre leurs mains. À l’époque du chômage de longue durée, de ces nouveaux patrons qui ne possèdent que leur propre force de travail, des travaux forcés officiels mais aussi des revendications salariales intercatégorielles au rabais, le concept de travail est plus que jamais le lieu d’un combat.

Aujourd’hui, le climat social est à la brutalisation, l’isolement et l’égomanie et donne au projet de l’émancipation un caractère désespérément obsolète. Mais cette tendance à une concurrence totale et ne connaissant plus de limites n’a pas d’autre point de départ qu’une soumission inconditionnelle à la dictature du travail. Un courant anticapitaliste ne risque donc de trouver une force de rayonnement et de devenir offensif que s’il comprend que c’est sur le diktat de la valorisation et du travail que se focalise le pouvoir correspondant à la forme de socialisation aujourd’hui dominante et s’il fait de ce diktat le point de mire de sa critique. Tant que la gauche plongera — aussi bien théoriquement que pratiquement — dans l’océan de la réalité mais négligera, au cours de sa descente, de s’arrêter au niveau de contradiction atteint aujourd’hui par la société marchande, un niveau où le travail sacré ne peut plus être décrit que comme un travail devenu fou, elle ne reposera plus jamais le pied sur la terre ferme. Il n’y aura plus d’anticapitalisme au XXIème siècle, à moins que ce dernier fasse du travail l’objet de sa critique.

La répression et l’émancipation

Pendant plus de cent ans, génération après génération, les anticapitalistes sont entrées en guerre contre le statu quo au nom du travail. Exception faite de quelques positions marginales — on pense ici, par exemple, à l’Eloge de la paresse de Paul Lafargue —, les « révolutionnaires » aussi bien que les « réformistes » ont persisté à identifier « libération » et « travail ». Cette équation tenace n’était bien sûr pas seulement le résultat d’un blackout collectif.

Ce malentendu, qui a repris du service pour la dernière fois au cours de l’ère de réformes sociales-démocrates ouverte par le mouvement de 1968, doit surtout sa plausibilité à deux tendances séculaires.

D’une part, aussi longtemps que le système de la valorisation capitaliste a été porté par un mouvement d’expansion historique, le travail a été compris comme un principe d’intégration sociale. Ce grand appétit de force de travail superflue n’a été interrompu que temporairement par des crises économiques et a offert, sur la base de l’ordre établi, une véritable perspective à ceux qui possédaient cette marchandise.

D’autre part, en s’expliquant avec des relations d’autorité personnelles plus anciennes en provenance des débuts de l’histoire de la société marchande, l’impulsion émancipatrice pourrait interférer avec l’impératif de système, détruire les barrières sociales traditionnelles et les remplacer par des relations objectivées entre le sujet des marchandises et celui du travail devenus égaux. Le recentrement progressif de la domination sociale sur l’impératif d’accumulation et l’enrôlement de l’Etat au service de l’objectif de la valorisation de la valeur conçue comme une fin en soi a été perçu moins comme l’aggravation et l’achèvement d’un contrôle social objectivé que comme le refoulement d’un pouvoir visible et personnel. La « cage d’acier » de la servitude (Max Weber), qui ne connaît et ne traite les hommes que comme des masques de théâtre, des brutes de travail, des sujets de droit ou encore des citoyens pouvait ainsi apparaître comme son contraire exact, comme un degré de liberté potentiel obtenu de haute lutte.

Les combattants anticapitalistes n’avaient bien sûr jamais rêvé de transformer les directeurs d’usines en « partenaires sociaux » et les masses prolétaires affamées en vulgaires propriétaires d’un logement, d’une Mercedes et d’un livret syndical. Du fait qu’ils se sont obstinés à prendre fait et cause pour le principe capitaliste du travail, leurs efforts héroïques ne risquaient pourtant pas de déboucher sur autre chose.

La lutte contre les intérêts particuliers de la bourgeoisie et pour l’amélioration des conditions de vie des masses n’ont supprimé de l’ordre dominant que ce qui était devenu anachronique, c’est-à-dire ce qui, selon les critères de rationalité de la société marchande, se révélait contre-productif.

C’est contre sa propre intention que la contestation anticapitaliste a ainsi fait pénétrer la logique des marchandises dans les masses. Sans ce moment de trop, sans cette détermination à mettre fin à la domination capitaliste, ce « succès de la modernisation » aurait difficilement pu avoir lieu.

Il a certainement coïncidé aussi avec un affaiblissement progressif de cette impulsion pourtant toujours active. L’idée paradoxale selon laquelle on pourrait en finir avec l’exploitation et la domination et, en même temps, continuer à pousser des vivats en l’honneur du travail s’est révélée n’être qu’une erreur de jeunesse dans l’histoire de la société marchande. Ce n’est toutefois pas un signe de maturité mais plutôt de gâtisme d’en déduire qu’il faut jeter aux orties l’idée d’émancipation. Ce n’est pas l’idée de libération qui est anachronique mais la dictature du travail et plus encore la liaison entre émancipation et travail.

La communauté de ceux qui travaillent

Travailler ne signifie pas seulement, pour le sujet, ajuster l’objet auquel il travaille, soumettre ce dernier à des lois pour qu’il soit rationnellement rentable et utilisable. Travailler implique toujours aussi que le sujet lui-même s’ajuste. Et c’est au moment où le sujet qui travaille apprend à s’identifier à la violence qu’il exerce sur l’objet que cette expérience répressive laisse inévitablement sa marque sur lui. C’est le trauma résultant du fait d’être soumis au travail qui motive le refus de ceux qui ne peuvent ou ne veulent correspondre à l’image idéale de l’homme blanc toujours prêt à travailler. Là où le travail est honoré, ces derniers sont considérés comme inférieurs et mènent une existence marginale.

Malgré tous les discours sur l’égalité, cette logique de dépréciation a aussi régulièrement retenti dans les communiqués de l’aile gauche du grand mouvement en faveur du travail des XIX et XXème siècles — assez souvent d’une façon à peine audible —, mais c’est principalement son aile droite qui a formulé les doctrines de l’infériorité inhérentes à l’ethos du travail.

Pendant la phase ascendante de la société de travail, cette tendance à l’exclusion est restée un contre-moment à l’intérieur d’un grand mouvement historique d’inclusion. L’idée de garder une distance commune par rapport à ce qui est « inférieur » — au sens de ceux qui glorifient le travail — a fait l’objet d’un accord tacite dans le camp du travail. Pour passer de l’identification avec le processus de la division du travail dans les grandes usines à l’allégeance à la grande « communauté industrielle » — qu’on peut interpréter comme transcendant les classes sociales —, il n’y avait qu’un pas à franchir.

Les idéologies concurrentes de l’époque avaient leur dénominateur commun dans la fraternité du travail. La variante socialiste de la religion du travail s’était fixé comme objectif de libérer de l’emprise prétendument usurpatrice du rendement la forme d’activité capitaliste comprise de travers comme une force éternelle et originelle. Pour ce faire, elle avait défini la classe des « actifs » en l’opposant catégoriquement au capital. À cette provocation, ses adversaires de droite et libéraux n’ont pas répondu en célébrant le capital comme étant à lui-même sa propre fin, mais en proposant la définition alternative d’une « communauté de travail » transcendant les classes sociales. La légitimation de la domination capitaliste a consisté à désigner les chargés de fonction du capital comme un type de travailleur spécifique, comme la partie de la « communauté de travail » à laquelle incombent les tâches de la coordination et de l’organisation.

La déification du travail et l’antisémitisme

L’ennoblissement du capital et son élévation au rang de premier serviteur du travail sont liés, surtout dans la variante droitière de ce geste, à sa division projective. Le capital productif s’est vu charger d’incarner le sensible concret et accorder l’auréole du « Bien », tandis que le capital monétaire et financier s’est vu attribuer tout ce qu’il y a d’abstrait et de destructeur dans la domination capitaliste. De cette externalisation de l’effroi du capitalisme — qui a fourni l’image de l’ennemi indispensable à la construction d’une communauté de travail transcendant les classes — à sa personnalisation antisémite, il n’y a qu’un pas à franchir. Il n’y a pas que dans la vision nationale-socialiste du monde que la séparation fantasmagorique entre « capital créateur » et « capital accapareur » a été amalgamée à l’opposition entre, d’un côté, « travail national » sacré et, de l’autre, « argent juif » sans racines. Tout comme la religion du travail est parfaitement compatible avec des idées racistes, elle se distingue aussi par son affinité profonde avec des modèles de pensée antisémites. Les choses ont évolué en Allemagne d’une façon singulière dans la mesure où la « patrie du travail » a franchi le pas menant de la détestation idéologique à une pratique de l’extermination industrielle organisée par l’Etat. C’est seulement dans le nazisme que la mobilisation totale du travail national a trouvé son accomplissement avec la construction d’usines de cauchemar prétendument anticapitalistes — des « usines de destruction de la valeur » (Moishe Postone) — dans lesquelles, avec les victimes juives bien réelles, devaient aussi être fantasmagoriquement gazés et brûlés les moments de la domination du travail abstrait séparés du travail idéalisé. La fraternité de « ceux qui travaillent avec leur front » et de « ceux qui travaillent avec leurs poings » a été scellée par le meurtre de ceux qui avaient auparavant été exclus de la définition de la communauté de travail allemande.

La Shoah n’a pas seulement fait éclater le cadre de la fonctionnalité de la société marchande parce qu’elle a poursuivi un objectif irrationnel, mais aussi parce qu’elle a renversé le rapport intime entre travail et destruction. Alors que, d’habitude, la destruction est un moment qui accompagne la praxis capitaliste et que l’accumulation de profit constitue l’objectif des objectifs, avec Auschwitz, l’anéantissement est devenu indépendant au point de constituer un contenu propre. Que des hommes aient été massivement forcés de travailler à mort pour le bien de la production de richesse capitaliste, c’est ce qui a eu lieu depuis l’époque de l’« accumulation originelle ». Dans le génocide des Juifs européens, l’exploitation réelle du travail a en revanche fonctionné comme un simple moyen, tandis que l’anéantissement de la vie était devenu le véritable objectif. La possibilité de cette transformation nous informe de l’existence d’un rapport entre travail et mort bien plus intime que celui que soupçonne un anticapitalisme orienté sur le seul paradigme de l’exploitation.

Deux sortes de dépréciations de la marchandise-force de travail

Les années 1970 marquent un tournant dans l’histoire de la société de travail. Avec la fin du boom fordien d’après-guerre, l’appétit de force de travail sans cesse croissant de la machine à valoriser n’a pas seulement diminué de façon temporaire. On peut même dire que, dans le sillage de la révolution micro-électronique, le capital a fini par développer une forme d’anorexie structurelle. L’expansion séculaire de la société de travail a pris fin et sa crise a commencé.

Prise en soi, la dépréciation de la marchandise-force de travail n’est pas un phénomène inconnu. Dans les crises cycliques du passé, le capital variable avait aussi été retiré de la circulation dans le cadre de la destruction périodique du capital. Qu’on pense à la grande dépression ou à la crise de l’économie mondiale. Aujourd’hui, sous le signe de la « jobless growth » [de la croissance sans emploi] souvent invoquée, s’engage toutefois, face à la dépréciation générale du capital, un processus indépendant de dépréciation spécifique à la marchandise-force de travail et transcendant le cycle. Le rapport entre dépréciation et valorisation de la force de travail s’en trouve fondamentalement transformé. De la révolution industrielle jusque dans les années 1970, la valorisation du matériau humain superflu avait dominé à moyen et long terme par rapport à la libération de la force de travail. Aujourd’hui, la valorisation de la force de travail est devenue un moment qui transcende et détermine le développement historique.

Ce changement n’est pas resté sans conséquence pour le contenu social de la dictature du travail. Si la domination du travail a fonctionné pendant une longue période comme un système d’intégration répressive — du moins dans les centres du marché mondial —, la structure de la société de travail a de plus en plus pris le caractère d’un ordre d’exclusion brutal. La modernisation de la société souvent invoquée et, en particulier, la « transformation de l’État social » ont fourni le cadre juridique et institutionnel requis. Même dans les pays qui forment le cœur du capitalisme, on trouve une armée toujours plus nombreuse d’hommes marginalisés, qui ne trouvent pas d’emploi ou seulement un emploi précaire, face à un cœur de la société de travail qui, lui, devient de plus en plus petit.

C’est surtout dans les pays de la zone euro que le nouvel ordre social du travail basé sur une large élimination du contrat de travail normal a tardé à prendre ses contours. En Allemagne, c’est peut-être seulement avec les « réformes du marché de l’emploi » du gouvernement Schröder que la digue a cédé. En France, on s’attend à ce que la précarisation déjà considérable continue encore à monter. Les rapports de légitimation communs au capital et au travail se transforment plus vite en revanche — et cela dans le monde entier. Le discours néo-libéral des années 1980/1990 avait déjà imposé un changement de rôle par rapport à l’image fordienne du monde. Si jusque-là le capital avait dû se vendre comme du travail, le travail doit désormais se percevoir comme un « capital humain ». On ne peut plus dire que les patrons sont des travailleurs d’un type un peu différent ; il faut dire désormais que les travailleurs qui possèdent la marchandise-force de travail sont les « patrons de leur force de travail ».

On ne devrait pas se contenter d’écarter cette singulière transvaluation comme une phraséologie creuse. Elle nous informe en fait de façon biaisée de modifications véritablement radicales, en l’occurrence du passage à une société de travail méthodiquement désolidarisée et atomisée et nous y prépare mentalement. Là où le salaire a subi une mutation et cessé d’être le prix négocié collectivement d’une marchandise pour devenir le profit dégagé par un capital humain isolé, les écarts extrêmes que reflète la grille des salaires sont la chose la plus normale du monde. De tels écarts font partie du risque que prend tout patron, un risque qu’il peut parfois totalement supprimer.

Les salariés de l’ère fordienne ont encore vécu dans un monde doublement protégé de la concurrence. D’une part, du point de vue de l’activité individuelle, la coopération dans le processus de production fondait une communauté répressive et paternaliste ; de l’autre, le formatage de la société de travail par les économies nationales mettait des barrières à la concurrence. La figure centrale du moderne « patron de capital humain » est en revanche partisane d’une subsomption directe sous le diktat du marché mondial et d’un affaiblissement progressif des pouvoirs intermédiaires (syndicats, comités d’entreprise, Etat providence).

Par contraste avec la société d’apartheid d’emblée mondiale du XXIème siècle, le modèle de fabrication fordien aujourd’hui obsolète nous apparaît presque sous un jour indulgent avec son triple accord musical composé d’un travail de masse, d’une consommation de masse et d’une politique de protection sociale. Mais une orientation nostalgique visant à rétablir l’honneur perdu du travail n’a pas sa place dans la lutte contre le capitalisme aujourd’hui devenu fou. Viser à rétablir l’honneur perdu du travail ne serait pas seulement un objectif faible, cela reviendrait dans les conditions actuelles à désarmer d’avance l’opposition. La métamorphose qui fait du travail, principe répressif d’intégration sociale, un principe d’exclusion et de désintégration est irréversible. Une gauche rêvant d’un retour à des formes moins mauvaises de servitude laborieuse et transfigurant cette dernière resterait, du point de vue pratique, désarmée et impuissante et tomberait, du point de vue idéologique, dans une zone grisâtre où s’estompent les limites avec les modèles d’explication nationaux et réactionnaires. La réponse adéquate au processus de dépréciation réellement à l’œuvre n’est pas une réévaluation du travail par rapport au capital mais un programme de dépréciation émancipatrice consciente vis-à-vis de ce qu’on tient pour ce que nous avons de plus sacré, à savoir le travail.

(traduction : Christophe David)


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