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Arbeit macht nicht frei

Libre commentaire des vues de Günther Anders sur le travail

Deutsche Version [1]Versión española [2]

Franz Schandl

Il est relativement facile à qui fait preuve de bonne volonté et ne marche pas sur la tête de pénétrer l’univers des philosophes. La langue de Günther Anders n’est pas que magistrale, elle est aussi courante, au meilleur sens du terme, sans jamais devenir banale. Anders laisse beaucoup de portes grand ouvertes : nulle part il ne donne à ses propos le caractère illustre et sublime d’une aura. Les questions, les thèmes et même les formes littéraires changent en fonction des exigences du moment. L’écriture qu’il reconnaît comme adéquate ne revendique aucun genre (PS, 132 sq.). Ne se laissant pas enfermer, Anders est par conséquent difficile à classer dans une catégorie.
Anders n’a jamais été un penseur systématique, et pas seulement dans le sens où il n’a jamais voulu construire de système philosophique (AM, 411 sq.). Ses questionnements sont toujours esquissés plutôt que véritablement traités. Son œuvre n’est pas pour autant caractérisée par un manque de précision, mais par l’idée que la précision n’est pas toujours de mise. Il ne faut pas voir ici un reproche. Ce qui est contradictoire ne peut souvent être représenté que de manière contradictoire. Simplement, les lecteurs doivent se montrer attentifs à ces contradictions dont certaines sont effectivement bien réelles. L’une d’elles touche à notre sujet : les passages de l’œuvre d’Anders qui fétichisent le travail et ceux qui le critiquent se succèdent parfois sans transition. Il nous faudra donc montrer, d’un côté, qu’Anders a détruit le mythe du travail mais, de l’autre, qu’il ne s’est pourtant jamais totalement débarrassé de son éthos.
Du point de vue de la méthode, la catégorie du « travail » n’est pas assez différenciée. Elle sert à désigner divers aspects de l’activité humaine, ce qui peut parfois engendrer çà et là des confusions. Hannah Arendt en a pris acte dans Condition de l’homme moderne et distingué strictement travail, œuvre et action. Du point de vue de la terminologie, cela offre effectivement quelques avantages, même si la distinction n’est jamais entièrement nette et présente à son tour d’autres difficultés. Il faut aussi tenir compte du fait que, contrairement à ce qui se passe en anglais (où l’on distingue « labour » et « work »), le mot allemand « Arbeit » sert plus ou moins à désigner les deux idées dans le langage quotidien. Il y a bien le substantif « Werk » et le verbe « werken », mais ils ne sont pas d’usage courant.

1. Commençons par ce qu’il y a de conservateur dans l’approche anderssienne du travail. Pour Anders, le travail est une activité élémentaire à laquelle on ne peut se soustraire. Voilà pourquoi il peut en venir dans le deuxième tome de L’Obsolescence de l’homme à défendre l’idée qu’une « existence sans travail » serait « infernale » (AM, 27). Être contraint à une oisiveté hébétée — « Tu dois rester assis sur ton derrière et regarder la télévision bouche bée pendant toute ta vie » (AM, 28) — constitue pour lui un cauchemar terrible. « Ce que je crois, c’est que l’homme privé du travail — auquel il a été une fois pour toutes condamné — ne peut pas vivre, qu’il est incapable de supporter vingt-quatre heures de divertissement sur vingt-quatre. […] La question n’est plus : comment répartir justement les fruits du travail ? mais : comment rendre supportables les conséquences du non-travail [Nichtarbeit] » (AM, 98). Anders reprend ici une conception bien connue et on ne peut plus conventionnelle du travail. Il emprunte sans hésiter l’adverbe « wesensmäßig » à Husserl pour dire que l’homme est fait « par essence » pour le travail (AM, 103). C’est ce que dit aussi la sagesse quotidienne, qu’« on ne peut pas vivre sans travailler ». Ici, le non-travail est appréhendé comme une non-activité.
Pour quelles raisons ? N’est-il pas possible de réfléchir de façon créative à toutes sortes de choses et de s’engager dans des pratiques sans s’arrêter à telle ou telle conception du travail ? L’occupation libre ne commence-t-elle pas justement là où cesse la contrainte d’exercer une activité ? Ne doit-on se représenter le non-travail que sous la forme du chômage ? Ne peut-on pas également le penser comme une façon de s’émanciper du travail ? Les formules d’Anders laissent parfois l’impression d’une conception bornée du travail.
Ainsi, Anders regrette que l’application [Fleiss] soit devenue obsolète (AM, 101). Pourtant, l’application (en latin, industria) ne peut pas être considérée indépendamment de la fin en vue de laquelle elle est mobilisée. En tant que grandeur abstraite, elle est devenue une vertu secondaire et mal famée ; en tant que principe, elle est considérée comme l’ennemi public numéro un. Que l’application ne soit plus reconnue aujourd’hui par tout le monde n’est pas vraiment un problème. Juste après, Anders déclare que nous nous sentons spoliés aujourd’hui de « l’envie de faire des efforts, de l’indispensable voluptas laborandi. L’homme a été privé de la preuve que le travail lui fournissait autrefois de son existence : “Je sue donc je suis” » (AM, 102). Selon Anders, le sport serait la conséquence du fait que le travail est devenu aujourd’hui trop léger (AM, 103). Contre lui, nous ne devons pas hésiter à affirmer que nous ne voulons nous appliquer que lorsque la fin de notre activité est une fin pour nous et non une fin en soi. Nous ne voulons mouiller notre chemise que lorsque nous en avons envie. Nous existons aussi lorsque nous ne suons pas. Tout ce qu’il faut faire « à la sueur de son front » dégage une odeur effrayante.
Ces descriptions d’Anders convergent vers un refus du plaisir. Il va même jusqu’à s’en prendre d’une façon très catégorique aux « coureurs, nageurs et skieurs » (AM, 104) dont il ne perçoit l’activité que sous l’angle de la concurrence et comme un choix imposé. Il ne lui est pas venu à l’esprit qu’on pouvait aussi bien trouver dans le sport des moments de non-réification que des moments de réification. Si l’on fait abstraction du culte qu’engendre le sport et de la folie du fitness, force est de reconnaître qu’une pratique raisonnable du sport peut contribuer à assurer un bon fonctionnement du corps alors que le travail, lui, est la première cause de maladie de l’organisme humain du fait des nuisances irréversibles qu’il lui cause. Le sport de masse lui-même ne peut être réduit à sa dimension concurrentielle (même si, bien sûr, elle existe). On ne devrait pas non plus voir derrière son caractère de succédané l’ombre de la guerre et de l’anéantissement. On sous-estime trop souvent l’importance de telles satisfactions de substitution. Elles n’ont pas qu’un caractère destructeur. Cela vaut autant pour la pratique personnelle du sport que pour celle des spectateurs ou des auditeurs. En refusant de comprendre ce que cela signifie, on finit purement et simplement par tout enlever aux hommes.
Jusqu’ici, rien que de très traditionnel. S’il ne faut pas ignorer cette dimension culturellement conservatrice de la pensée d’Anders, ne le figeons toutefois pas dans cette vision des choses.
Celui qui découvre l’œuvre d’Anders à travers des séquences particulières sait pourtant bien qu’il s’agit constamment pour lui de penser les conditions d’une vie vivable et non de supprimer les plaisirs. « Réjouis-toi », peut-on lire dans Mariechen, l’« histoire du soir pour les amoureux, les philosophes et ceux qui appartiennent à d’autres groupes professionnels », « réjouis-toi d’exister1 ». À l’inverse de Heidegger et de son être-jeté, Anders dit ici un « oui » franc et massif à la vie : « Quel privilège immérité que le jet ait été aussi bien dirigé et que nous soyons devenus ce que nous sommes ! Mais ce remerciement vaut surtout pour la chance que nous avons d’être libres en amour, de pouvoir aimer quand nous le voulons et pas au seul moment où notre génération prend part au devoir général2. »

2. Anders était avant tout un fin observateur. « Mes réflexions partent toujours de phénomènes très concrets de notre vie actuelle » (AM, 414). Pas un détail qui n’aurait pu, selon lui, être relié à une interprétation substantielle. Ainsi, il n’est pas rare qu’il relève des événements quotidiens en les théorisant à peine : « Dans la pièce d’à côté, le laveur de carreaux nettoie mes fenêtres. Que lui importent mes fenêtres ? Et les fenêtres des autres, qu’il va nettoyer demain et après-demain tout en se réjouissant de ne pas être au chômage ? Qu’importent mes draps à la blanchisseuse ? Et ceux de ses clients des jours à venir ? Quand je pense que la plupart des gens ne souhaitent même pas, n’ont pas le droit de souhaiter, ne doivent absolument pas ou ne peuvent pas souhaiter faire un autre type de travail ! Et qu’en plus, ils sont tous contents d’avoir ces emplois qui sont pour eux synonymes de non-chômage ! Et même que beaucoup d’entre eux mettent toute leur fierté à effectuer ce travail qui ne les concerne en rien, cette “perte de temps”, aussi “fidèlement” et “joyeusement” que possible, comme si c’était tout de même “leur” travail » (K, 92).
Si ce n’est pas leur tâche au sens le plus propre, c’est du moins « leur » emploi. Les travailleurs doivent s’identifier à cet emploi car ils y sont existentiellement renvoyés. En tant que travailleurs, ils sont tenus à l’indifférence : « Le produit de notre travail ne nous concerne pas » (AM, 364). Ils n’ont pas à se prononcer sur ce sujet, ce n’est pas à cette fin qu’on leur a acheté leur force de travail. L’essentiel, c’est qu’ils nettoient bien les vitres ou les vêtements ou fabriquent consciencieusement des missiles mortels de moyenne portée. En tant que simples travailleurs, ils n’ont pas à décider de tout cela. Ce qu’ils font est leur gagne-pain et pour manger, tous les moyens sont bons.
Dans la « liste noire » de concepts et de mots-clés (« valeurs », « être », « sens », « aura », « vrai », « l’authen-tique »…) qui figure dans Ketzereien, on trouve également le « droit à l’emploi » [das « Recht auf Arbeitsplatz »]. Anders note : « Si moi, qui suis à raison décrié comme un extrémiste de gauche, je doute du bien-fondé de cette expression à laquelle on recourt si facilement, on n’osera pas me traiter d’“ennemi de classe réactionnaire”. Mais, en tant que philosophe, je me demande tout de même : sur quoi se fonde en fait cette exigence, ce “droit” ? De quelle nature est ce prétendu droit ? » (K, 134). Ce « droit » se révèle rapidement être un devoir. Aujourd’hui encore, beaucoup de socialistes ne veulent pas se mettre dans la tête que le socialisme est autre chose qu’une maison de redressement par le travail [Arbeitshaus] où ce dernier est donc un devoir. La gauche partage avec la droite l’apologie du travail, elle n’est pas moins fanatique sur ce point. Seuls quelques auteurs comme Paul Lafargue ou l’austromarxiste Max Adler3 ont développé une pensée critique du travail. Sur cette question, la position de Marx est parfaitement ambivalente. Les textes les plus connus figurent dans le premier livre du Capital, où Marx présente le travail comme « la condition naturelle éternelle de la vie des hommes4 ». Le marxisme s’inscrit, lui aussi, dans cette tradition. Cela dit, on trouve également dans l’œuvre de Marx beaucoup d’éléments qui contredisent cette vision des choses. Moishe Postone a étudié cette question de près dans son livre Time, labor and social domination [Temps, travail et domination sociale]5.
Les passages cités ci-dessus montrent qu’Anders a toujours eu tendance à tenir des propos hérétiques sur le travail. Ce n’est pas de la défense du travail qu’il fit sa véritable cause, mais de l’attaque du travail. « Lorsque, en présence de G., un fou de travail, je mentionnais en passant que le travail n’existait que depuis relativement peu de temps, comparé à l’âge de l’humanité, le souffle lui manqua » (K, 230). Ce qui signifie clairement que le travail ne peut pas prétendre déterminer l’essence humaine. On ne peut pas lui donner la valeur d’une constante anthropologique ; on ne peut que le réinscrire à sa place dans l’Histoire. Mais ce n’est pas tout. Anders ne voit pas non plus d’avenir au travail. Le tableau qu’il peint est des plus sombres : « Le chômage qui va se développer fera passer celui qui régnait il y a cinquante ans pour une bagatelle. Et quand on pense que le chômage fut à l’époque l’une des premières causes du national-socialisme, le courage manque pour imaginer quelles seront les conséquences de ce qui se prépare. Il n’est pas impossible que les chambres à gaz d’Auschwitz (qui, à l’époque, étaient économiquement absurdes) deviennent un modèle de “solution” pour résoudre le problème posé par le fait qu’il y a “trop d’hommes” par rapport aux opportunités de travail offertes » (AM, 98 sq.).
« Le postulat du plein emploi est d’autant moins réalisable que le niveau technique d’une société est élevé », écrit Anders (AM, 99). « La dialectique actuelle consiste dans cette contradiction entre la rationalisation et le plein emploi. Le déclarer ouvertement ne fera renoncer aucun homme politique à ses attaches partisanes » (AM, 99. sq.). « De fait, les “emplois” sont devenus des produits d’appel si importants que les hommes politiques qui n’en créent jamais peuvent aussi bien quitter tout de suite la scène. Il n’y en a pas un qui n’ait un jour promis des emplois. Pas un non plus bien sûr qui n’ait aussi une réponse à la dialectique actuelle d’une technique dont la croissance est devenue notre quotidien et de la baisse du besoin d’ouvriers et, par conséquent, d’emplois6. »
L’idée qu’avance ici Anders est qu’il existe un lien très fort entre travail et politique : le travail en tant qu’élément constitutif du capital et la politique dans la mesure où elle est déterminée par le capital sont pensés ensemble. On ne peut qu’être d’accord avec lui. La tâche de la politique et de son personnel est de réactualiser sans cesse la promesse du travail sous la forme d’une promesse de travail. Il est évident aujourd’hui que ce geste fonctionne de moins en moins bien ; c’était beaucoup plus difficile à voir il y a vingt-cinq ans, à l’époque où Anders a publié ces lignes. C’est pendant les années du plein emploi que ce dernier a repéré la tendance suivant laquelle le travail rémunéré allait devenir précaire.

3. Le langage a fait l’objet d’une préoccupation toute particulière de la part d’Anders (PS, 126, 131, 137-140). Il ne voulait pas juste écrire de manière lisible, il voulait aussi constamment inventer et employer des concepts justes et mettre à l’index les concepts faux (K, 95 sq., 107 sq., 130 sq.7). « Au lieu d’utiliser le vieux et solide terme de “travailleur” [Arbeiter], [un petit entrepreneur et un soudeur] parlent systématiquement de “preneur de travail” [Arbeitnehmer] » (K, 262). « Peu de noms sont aussi révélateurs aujourd’hui que celui de “preneur de travail”. Il a bien sûr été créé par les “donneurs de travail” [Arbeitgeber]. Comme il est bien plus noble de donner que de prendre, le nom “Arbeitgeber” — qui désigne le pendant de l’“Arbeitnehmer” — possède quelque chose comme une aura religieuse. Dans ma jeunesse, il n’y avait que des travailleurs. Ils savaient ce qu’ils valaient, ce qu’ils donnaient et ce qu’on leur prenait. Le cri de guerre “Prolétaires de tous les pays, unissez vous !” aurait pu rester sans écho. Bien sûr, les travailleurs avaient aussi pensé à “prendre” : ils veillaient à se battre pour un salaire aussi élevé que possible et ceux qui parmi eux étaient socialistes songeaient à s’emparer des moyens de production. Mais il ne serait venu à l’idée d’aucun d’eux qu’ils “prenaient” l’emploi qu’ils avaient — ou qui les avait — déjà de toute façon (dans la mesure où ils n’étaient pas au chômage). À l’inverse, aujourd’hui, beaucoup de travailleurs ressentent comme un honneur d’intégrer telle ou telle entreprise, une embauche qui, faussement présentée comme une chose qui vaut la peine d’être “prise”, scelle un renoncement total aux objectifs précédemment affichés. Il semble que cette nouvelle étiquette leur procure un sentiment de fierté, comme s’ils avaient véritablement “pris” quelque chose et étaient véritablement parvenus à atteindre un sommet, celui du partenariat social. Qu’il s’agit ici du laborieux sommet de Godesberg8 et non de celui que leurs grands-pères avaient en vue il y a cent ans, ils ne le sentent pas et ne veulent d’ailleurs pas le sentir » (VBV, 130 sq.).
Friedrich Engels mettait déjà en garde dans son « Avertissement à la 3e édition » du Capital contre « ce jargon dans lequel les économistes allemands ont pris l’habitude de s’exprimer, où l’on donne par exemple le nom de “donneur de travail”, Arbeitgeber, à celui qui se fait donner par les autres leur travail contre un paiement comptant, et le nom de “preneur de travail”, Arbeitnehmer, à celui dont on prend le travail contre un salaire9 ». Depuis l’époque d’Engels, ce savoir élémentaire s’est totalement perdu. Il ne fait plus l’objet de réflexions, ni dans le mouvement ouvrier ou autour de lui, ni ailleurs. En analysant une seule expression fausse, Anders démonte un jugement erroné qui est aussi une erreur intellectuelle. Il était impitoyable avec ce genre de choses.
S’il a déconstruit avec précision le concept faux de « preneur de travail », le concept de prolétariat d’Anders est en revanche resté assez flou. Sa thèse est qu’il y aurait de plus en plus de prolétaires, statut social qu’il ne définit plus par rapport au « niveau de vie » mais par rapport au « niveau de liberté » (AM, 91, 174). Au § 9 de « L’Obsolescence du prolétariat », Anders définit cinq non-libertés [Unfreiheiten]10. Hormis le fait que les prolétaires ne possèdent pas les moyens de production, ils sont en même temps dépossédés : « 1. de tout choix des produits qu’ils contribuent à fabriquer, 2. de tout contact avec les produits finis, 3. de toute décision relative à leur utilisation ultérieure, 4. de toute opinion propre (et même de tout intérêt pour leur opinion propre) sur la finalité des produits qu’ils contribuent à fabriquer, 5. de leur travail (car on l’a transformé en une activité qui ne mérite plus ce nom)11 ».
Le prolétariat est défini négativement : « Que le prolétariat ne soit pas solidaire ne prouve pas son inexistence, c’est au contraire ce qui définit son existence. Un prolétaire est celui que sa vie empêche de formuler l’idée de solidarité12. » Anders dénonce explicitement leur « style de vie contraint, l’obligation de consommer à laquelle ils sont soumis, leur solitude devant la télévision13 » et les qualifie de « prolétaires végétatifs14 ». Dans un passage de ce texte, il va même jusqu’à soutenir le paradoxe que, « si le salarié actuel n’est pas libre, c’est parce qu’il a trop de temps15 ». En fin de compte, les prolétaires, ce sont tous ceux qui sont contraints de consommer16. Cette extension importante d’un concept qui, à l’origine, était tout de même déterminé par la question de la propriété privée des moyens de production et parlait surtout de classes et de lutte des classes, a-t-elle encore un sens ? À cela s’ajoute le fait qu’Anders considère les classes et la lutte des classes elles-mêmes comme obsolètes17. « Il n’y a aucune conscience de classe chez ceux qui sont menacés », écrit-il, par exemple, dans l’un des textes recueillis dans La Menace nucléaire (103).

4. « Tant que le travail mécanique se déroule sans accroc — c’est-à-dire sans friction entre l’homme et la machine —, tant que celui qui travaille le fait avec l’enthousiasme d’un “converti” et se comporte en tout point comme un “rouage”, le moi n’est absolument pas “chez lui” : il ne l’est pas, ou du moins pas en tant que “moi”. C’est au moment où la conformité de l’ouvrier à ce que la machine attend de lui laisse à désirer, ou lorsqu’un raté interrompt le travail, que le moi revient pour la première fois “vers lui-même” et se rencontre pour la première fois comme quelque chose de scandaleux : comme un moi qui a failli à sa tâche » (OH, 110 sq.). La rencontre avec soi-même est présentée ici comme un dérangement, comme une dissonance fonctionnelle. Le travailleur est décrit ici comme un masque et non comme un véritable individu : dans le travail, l’homme est littéralement hors de lui, il est un rouage de l’entreprise à laquelle il appartient.
Voilà maintenant ce qu’Anders a dit sur la division du travail : « Tout le monde sait que notre façon d’agir et donc de travailler a aujourd’hui fondamentalement changé. À l’exception de quelques survivances dépourvues de signification, le travail est devenu une “collaboration” organisée et imposée par l’entreprise » (OH, 318). Selon lui, l’« agir » s’est transformé en un « faire » et le « faire » en un « collaborer ». Chaque travailleur spécialisé n’est donc responsable que de la réussite formelle de la tâche qu’on lui a attribuée, il n’a pas la responsabilité de l’ensemble du processus de production. « L’aggravation de l’actuelle division du travail ne signifie pas autre chose que ceci : nous sommes condamnés, travaillant et agissant à nous concentrer sur d’infimes segments du processus d’ensemble : nous sommes enfermés dans les phases de travail auxquelles nous sommes affectés, tels des détenus dans leurs cellules de prison » (NF, 48). Ou pour l’exprimer plus brièvement : « La division du travail rend idiot18. »
« L’entreprise est le lieu où l’on crée le type de l’homme “médial et privé de conscience morale”. C’est là que naissent les conformistes. Il suffit qu’un représentant de ce type d’homme soit placé dans un autre domaine d’activité, dans une autre “entreprise”, pour que soudain — sans pourtant se transformer du tout au tout — il devienne monstrueux ; pour qu’il nous remplisse soudain d’effroi ; pour que la suspension de sa conscience morale — qui était pourtant déjà un fait accompli — revête soudain l’aspect d’une pure absence de conscience morale, et la suspension de sa responsabilité celui d’une pure “moral insanity”. Tant que nous ne voyons pas cela, nous ne voyons pas que l’entreprise actuelle est le creuset, le modèle de ce type de travail qui exige notre mise au pas, et nous restons incapables de comprendre la figure du conformiste contemporain et le cas particulier de ces hommes “entêtés” qui refusaient […] de se repentir ou seulement d’accepter la responsabilité des crimes auxquels ils avaient effectivement “collaboré” » (OH, 322 sq.).
Le « collaborateur » est le type même du suiveur qui se comprend comme étant d’avance excusé de tout (OH, 319 sq.). « Qu’aurions-nous dû faire ? » bredouille l’entendement commun dans les situations les plus différentes de la vie. Une des caractéristiques du fascisme est, entre autres, que les gens ont même accueilli de bon cœur ce qu’on leur infligeait, qu’ils se sont aveuglément identifiés à lui bien au-delà de ses attentes. La souffrance s’y était perfectionnée parce que la victime s’y était hissée inconsciemment mais énergiquement au rang de coupable. Ailleurs, Anders a défini le national-socialisme comme une « soumission totale qui était en fait une appartenance totale. Le négatif absolu […] devenu le positif absolu19 ».
Qui ne connaît en Autriche la phrase fatale : « Je n’ai fait que mon devoir » ? Peu importe de quel devoir il s’agit, comment et pourquoi il a été accompli. La plupart n’ont effectivement fait « que » leur devoir, tous les coupables ne l’ont pas été par conviction, la plupart n’ont été « que » des gratte-papier assassins. « L’employé du camp d’extermination n’a pas “agi” mais, aussi épouvantable que cela puisse paraître, il a seulement fait son travail » (OH, 324). « Puisqu’il est habitué à exercer une activité qui ne requiert aucune conscience morale — et qu’on ne souhaite d’ailleurs pas qu’il en ait — il n’a pas de conscience morale. Et ce avec la meilleure conscience du monde » (OH, 327). L’absence de conscience morale est un élément constitutif du travail. On accomplit quelque chose, peu importe ce qu’on accomplit, comment et pourquoi. Quand les choses deviennent sérieuses, on se présente comme un subordonné et on prétend qu’on n’aurait pas pu faire autrement même si on l’avait voulu. Le cercle vicieux du travail se referme.
« Si l’on reconnaît aujourd’hui une forme d’“égalité”, c’est celle qui existe en droit entre les travaux qui, en tant que tels, sont tous égaux et ont tous par conséquent la même valeur. En termes moraux, cela revient à dire que cette égalité tient au fait qu’aucun travail ne rend le travailleur plus coupable qu’un autre, parce que le travail ne saurait en aucun cas rendre coupable20. » « Aucune mauvaise finalité ne peut flétrir le travailleur » (MN, 155). Le travail semble donc être l’innocence originelle. Il est l’activité conformiste du sujet, une activité interchangeable à volonté — et pas uniquement au cours des inévitables échanges où elle s’achète et se vend —, mais il concerne aussi le principe profond de tous les actions, concepts et situations de la vie. « Le monde des machines dispose de nous de façon bien plus dictatoriale, irrésistible et inévitable que ne pourrait jamais le faire et n’a jamais pu le faire la terreur ou la vision du monde d’un dictateur que suppose cette dernière » (AM, 205).
Penser d’un même geste l’employé des camps d’extermination et le brave travailleur de l’époque de la technocratie est toujours allé de soi pour Anders (AM, 178). Dans sa structure fondamentale, le lieu spécifique de l’horreur est un lieu familier. Le point commun à l’employé des camps d’extermination et au brave travailleur de l’époque de la technocratie, c’est l’entreprise ou peut-être, pour emprunter une expression à la technologie informatique, le « système d’exploitation ».
Anders se fit donc quasiment un devoir de s’opposer aux devoirs et de ne se soumettre à aucune contrainte matérielle. « Celui qui invoque un prétendu devoir pour se concentrer sur son affaire, pour se mettre des œillères au point de ne plus voir ni à droite ni à gauche, est non seulement amoral mais même amoral par principe. Être moral, cela signifie se préoccuper des choses qui, bien qu’elles se situent en dehors de mes intentions propres ou d’intentions fixées par un tiers et bien qu’elles excèdent les compétences que me reconnaît la division du travail, ne sont pourtant pas extérieures à ma sphère d’influence personnelle. Être moral, cela signifie dépasser les frontières tracées par l’administration ou la division du travail, se préoccuper de ce dont on prétend que cela ne me “concerne” pas bien que cela me “concerne”, me menace ou me détruise21. » « Dis moi ce que tu “dois” faire et je te dirai ce que tu […] n’as pas le droit de faire », lit-on dans un texte qu’Anders destinait au troisième tome de L’Obsolescence de l’homme22.
Même si cela ne saute pas aux yeux, Anders s’appuie de façon implicite sur les analyses de Marx : « La spécialité d’un ouvrier qui manie toute sa vie un outil partiel devient celle d’un homme qui toute sa vie sert une machine partielle23. » « Dans la manufacture et l’artisanat, l’ouvrier se sert de l’outil, dans la fabrique il sert la machine. Dans le premier cas, c’est de lui que procède le mouvement du moyen de travail ; dans le second, il doit suivre le mouvement du moyen de travail. Dans la manufacture, les ouvriers sont les membres d’un mécanisme vivant. Dans la fabrique, il existe, indépendamment d’eux, un mécanisme mort auquel on les incorpore comme des appendices vivants24 ». Les hommes conçus comme membres de dispositifs mécaniques et sériels, c’est très exactement le sujet d’Anders. Chez Marx, la valeur est présentée comme un « sujet automate25 ». Cela veut aussi dire que la valeur de cette marchandise singulière qu’est la « force de travail » crée des « sujets automates » de forme humaine.
Les réflexions d’Anders que nous avons commentées dans cet article appartiennent sans aucun doute aux critiques du travail les meilleures et les plus radicales que le vingtième siècle aura produites. Le conformisme moral, la réduction de l’homme à une fonction et à un masque ont leur origine dans la monstruosité du travail. Dans le deuxième tome de L’Obsolescence de l’homme, Anders évoque la « structure intentionnellement négative du travail actuel » (AM, 362). « Le discours consensuel qui demande un “travail plus humain” est par conséquent malhonnête : c’est une contradictio in adjecto. Une telle humanisation n’est pas plus possible qu’une humanisation de la guerre, parce que ce qu’on prétend vouloir humaniser porte partout en soi le principe même de l’inhumanité » (AM, 363).
La finalité du travail n’est donc pas définie par le rôle décisif qu’il joue dans « la transformation du singe en homme », comme dit Engels26, mais doit être déchiffrée tout autrement. La libération sociale ne signifie pas la libération dans le travail, mais la libération du travail. Contre toute évidence, le travail ne rend pas libre : Arbeit macht nicht frei.

Traduit de l’allemand par Aurélie Marx
Abréviations – références bibliographiques :

AM : Die Antiquiertheit des Menschen, Bd. 2, Beck, Munich, 1980.
K : Ketzereien, Beck, Munich, 1996.
PS : Philosophische Stenogramme, Beck, Munich, 1965.
VBV : Visit beautiful Vietnam, Pahl-Rugenstein, Cologne, 1968.
OH : L’Obsolescence de l’homme, L’Encyclopédie des nuisances/Ivrea, Paris, 2002.
NF : Nous, fils d’Eichmann, Rivages, 1999.
1. Anders, Mariechen. Eine Gutenachtgeschichte für Liebende, Philosophen und Angehörige anderer Berufsgruppen [Petite Marie. Une histoire du soir pour les amoureux, les philosophes et ceux qui appartiennent à d’autres groupes professionnels], Beck, Munich, 1987, p. 79.

2. Ibid., p. 36.

3. Max Adler, Wegweiser. Studien zur Geistesgeschichte des Sozialismus [Poteau indicateur. Études pour une histoire intellectuelle du socialisme] (1914), Wiener Volksbuchhandlung, Vienne, 1965, p. 202.

4. Marx, Le Capital, « Quadrige », PUF, p. 207.

5. Moische Postone, Time, labor and social domination, Cambridge University Press, 1993.

6. Anders, « Sprache und Endzeit (IV) » [Langage et fin des temps (IV)], texte destiné au troisième tome de L’Obsolescence de l’homme et paru dans Forvm, n°430-431, octobre-novembre 1989, p. 41.

7. On ne peut pas reprocher à Anders d’avoir à l’occasion dérogé à cette règle. Nous ne pouvons pas renoncer à toutes nos habitudes de langage. Quoi qu’il en soit, il était clair pour lui qu’il fallait « se méfier du langage » (K, 136).

8. Allusion au sommet au cours duquel le SPD a adopté en 1959 le Programme de Bad Godesberg par lequel il a rompu avec le marxisme et « accepté » l’économie de marché (« Le marché autant que possible, l’intervention publique autant que nécessaire ») (N.d.T.).

9. Engels, « Avertissement à la 3e édition allemande », dans Marx, Le Capital, trad. cit., p. 22.

10. Günther Anders, « Die Antiquiertheit des Proletariats » [L’Obsolescence du prolétariat], texte destiné au troisième tome de L’Obsolescence de l’homme et paru dans Forvm, n°462-464, juin 1992, p. 10.

11. Idem.

12. Ibid., p. 7.

13. Idem.

14. Ibid., p. 10.

15. Idem.

16. Idem.

17. Ibid., p. 11.

18. Anders, « Sprache und Endzeit (III) » [Langage et fin des temps (III)], texte destiné au troisième tome de L’Obsolescence de l’homme et paru dans Forvm, n°428-429, août-septembre 1989, p. 50.

19. Voir supra, p. 213.

20. Anders, « Sprache und Endzeit (III) », op. cit., p. 50.

21. Anders, « Notizen aus dem Tagebuch. Heiratsannoncen » [Notes extraites de mon journal. Annonces matrimoniales], Forvm, n°436-438, avril-juin 1990, pp. 58 sq.

22. Anders, « Sprache und Endzeit (III) », op. cit., p. 51.

23. Marx, Le Capital, trad. cit., p. 473.

24. Ibid., p. 474.

25. Ibid., p. 173.

26. Engels, Dialectique de la nature, Éditions sociales, 1952, pp. 171-183.


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