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Refuser le travail, c`est bien… Depasser le travail, c`est mieux. A propos de « Attention Danger Travail » de Pierre Carles

Gérard Briche

Texte rédigé pour un débat lors de la projection du film « Attention Danger Travail » de Pierre Carles, au festival Avatarium à Saint-Etienne, le 22 novembre 2003.

 

Qu’est-ce que montre le film « Attention Danger Travail » ? Il montre des hommes et des femmes qui ne veulent plus, qui ne veulent pas du travail. Refuser le travail, ça semble à première vue proprement scandaleux. D’ailleurs, et le témoignage de V. le montre, on se sent coupable de refuser un travail alors que tant de chômeurs sont eux, à la recherche du travail. Et il faut bien travailler pour avoir de quoi vivre, pour avoir accès aux biens de consommation… Ah bon ? Voilà pourtant une idée fausse !

Ce n’est pas l’homme qui consomme : c’est le travail qui consomme l’homme

Certes, plus encore que l’accès aux moyens matériels d’existence, le travail est dans cette société le mode même de l’existence. On travaille pour gagner sa vie ; et, comme le constate Y., ancien chef d’entreprise et chômeur épanoui, « gagner du fric pour tenir ce système de vie ». Oui, ce « système de vie » où on travaille, non pour produire quelque chose d’utile, d’enrichissant pour l’homme, mais pour avoir de l’argent. Pour consommer ce qui n’a été fabriqué que pour être acheté par des gens qui travaillent pour gagner de l’argent pour consommer ce qui n’a été fabriqué que pour… Stop ! Dans ce cycle infernal, l’homme n’est qu’un maillon : le « sujet automate » de cette société, c’est le processus dans lequel le travail « concret » est indifférent. Parce que seule importe la production d’une marchandise, quelle qu’elle soit, qui réalise plus d’argent que sa production en a coûté. Bref, seul importe le travail « abstrait » dans lequel de la force de travail humaine est dépensée pour une production en tant que telle indifférente. Et dans ce processus, l’homme n’est qu’une marchandise que le travail consomme. Que le travail mutile l’homme, que vivre n’est guère plus que « survivre », l’exemple de la chaîne le montre de manière poignante ; mais les travailleurs du télé-marketing en sont une actualisation frappante. Ou les livreurs de pizzas : « pas de temps à perdre… on est là pour bosser! »

Refuser la soumission au travail : une réaction de bonne santé

J., ex-ouvrière enfin heureuse nous en donne le témoignage encourageant : on peut exister hors du travail, c’est même alors qu’on vit vraiment. Mais la solution est-elle « d’apprendre à vivre sans travailler » comme le suggère P., chômeur militant, quitte à avoir un « train de vie » modeste qui, pour le productivisme ambiant, constitue une provocation ?

Réaliser, comme V., que « le travail n’est pas forcément une fin en soi », est un début encourageant. Mais en tirer comme conséquence que « comme le chômage existe, il faut en profiter », c’est ne faire que la moitié du chemin. Refuser de « perdre sa vie à la gagner », c’est une bonne chose ; vivre le chômage comme une guérilla avec le « système » est une excellente chose. Mais le travail, ce n’est pas seulement le travail ennuyeux ou abrutissant : tout travail, dès lors qu’il est inséré dans le processus d’échange contre de l’argent, n’est que travail « abstrait », c’est-à-dire qu’on produit n’importe quoi, pour autant que ce soit vendu. Réaliser cela, c’est la première étape d’une critique radicale de ce monde.

Critique du travail, critique de la valeur

Un produit quelconque dont l’intérêt réel est indifférent pourvu qu’il soit vendable par n’importe quel moyen, ça s’appelle une marchandise. Et si la « sacralisation du travail » est caractéristique du productivisme, comme l’explique Loïc Wacquant, c’est parce que la valeur d’une marchandise n’est que la coagulation du travail « abstrait » contenu en elle. Critiquer le travail, c’est refuser un travail dont la fonction essentielle est de développer toujours plus l’échange de marchandises à l’intérêt réel toujours plus indifférent. Car ni le produit, ni le producteur n’importent : seuls importent la production toujours plus importante et l’échange toujours plus large, dans le but de l’augmentation croissante de la valeur en circulation.

Le problème, c’est que cette société du travail et ce monde du productivisme fonctionnent de plus en plus mal. A la suite de l’apparition de machines permettant une forte productivité avec peu de travail humain, le mécanisme « tautologique » de valorisation de la valeur en arrive à mettre hors circuit de plus en plus de travailleurs désormais superflus. Crises insolubles, guerres inextinguibles : autant de symptômes d’un règne de la « barbarie » dans lequel les sorties de secours et autres « systèmes D » ne sont que des solutions trompeuses, certes gratifiantes mais sans doute intenables à moyen terme…

L’espoir réside alors dans les mouvements de rébellion qui partout dans le monde se font jour, pour autant qu’ils parviennent à sortir de la cage de fer des « blocages mentaux » (Loïc Wacquant) qui empêchent, non « d’apprendre à vivre sans travailler » dans une société du travail, mais d’imaginer vivre « au-delà du travail » dans une société qui, d’avoir éliminé travail, échange et valeur, serait une société où les hommes vivraient en commun, tout simplement.

 

Gérard Briche, philosophe, professeur d’esthétique, Université Lille III.
Auteur de La domination de la marchandise dans la société capitaliste, Pire Fiction, 2008. On peut aussi lire et écouter l’allocution de Gérard Briche « L’origine de l’homme est encore devant nous » (juillet 2008).

 

Bibliographie :
– Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandises. Pour une nouvelle critique de la valeur, Denoël, 2003.
– Anselm Jappe, « Quelques bonnes raisons de se libérer du travail », 2005, version revue en 2008 par les Giménologues, en accord avec l’auteur.
– Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale. Une réinterprétation de la théorie critique de Marx, Mille et une nuits, 2009.
– Krisis, Manifeste contre le travail, Léo Scheer, 1999.


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