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L’anti-impérialisme à la Poutine. Comment le régime autoritaire se met en scène en tant que résistant contre l’Occident

Ernst Lohoff

17 février 2022, paru dans Jungle World [1]

« L’ennemi principal se trouve dans notre propre pays », écrivait Karl Liebknecht pendant la Première Guerre mondiale, une phrase qui est restée profondément gravée dans la mémoire collective de la gauche. La volonté de la gauche métropolitaine de refuser la mobilisation contre l’ennemi extérieur n’est pas le fruit du hasard. La société capitaliste mondiale est un ordre entièrement impérial, dans lequel le pouvoir et l’influence sont répartis de manière très inégale entre les différentes régions du monde. En conséquence, les États capitalistes centraux imposent leur rythme à la périphérie du marché mondial et déterminent généralement aussi les modèles d’interprétation hégémoniques. La guerre menée par les États-Unis contre le régime de Saddam Hussein en 2003 a également suivi ce scénario bien connu. Mais elle a également marqué un tournant historique. Les États-Unis et leurs alliés ont certes réussi à abattre militairement en un clin d’œil la dictature irakienne en voie de développement, mais la réorganisation politique a tourné au fiasco. La conscience de la mission idéologique avec laquelle l’Occident s’engageait encore dans ses « guerres des droits de l’homme » dans les années 1990 en tant que gendarme mondial autoproclamé s’est depuis lors profondément perdue.

Non pas que l’Occident ne soit plus en mesure d’imposer la suprématie de ses intérêts économiques à l’échelle mondiale. Sur ce terrain, les Poutine, Loukachenko et Erdoğan se gardent bien de défier les États-Unis et les pays de l’UE. Même les talibans victorieux se sont immédiatement transformés en quémandeurs après leur triomphe de l’année dernière et ont par exemple demandé une aide humanitaire au gouvernement allemand ; leur apparition sur le terrain de la politique identitaire est d’autant plus martiale. Les autocrates de tous bords prennent la pose de combattants anti-impérialistes et s’opposent bruyamment à toute tutelle occidentale, tout en essayant de faire des affaires avec l’Occident.

Si le seul prix à payer pour cette étrange forme de coopération et de confrontation était la perte de prestige de l’Occident, on pourrait sans crainte considérer l’ensemble comme une mascarade sans intérêt pour la gauche émancipatrice. Malheureusement, les véritables victimes de la confrontation sont à chercher ailleurs. Les dirigeants autoritaires jouent par la bande. Ils cherchent le conflit avec l’Occident afin d’assurer leur contrôle sur leur propre population. Par le biais de la confrontation avec l’Occident, les régimes des « voleurs et escrocs », comme Alexeï Navalny et d’autres opposants qualifient le parti au pouvoir Russie unie, veulent retrouver en Russie et ailleurs la légitimité qu’ils ont perdue depuis longtemps dans une société minée par la corruption et la misère sociale.

On veut fonder les relations sur les bases commerciales suivantes : l’UE et les États-Unis doivent renoncer aux discours sur les droits de l’homme et la démocratie et laisser les régimes autoritaires exercer leur pouvoir et disposer librement de leur propre population. L’équilibre pacifique des intérêts ne sera alors plus un problème.

Dans le cas de l’ancienne grande puissance russe, la situation est compliquée par le fait que le régime de Poutine ne se contente pas de maintenir son propre pays dans un étau. Afin de convaincre la population russe que toute résistance est inutile, le régime de Poutine poursuit une sorte de stratégie de démocratie zéro pour le territoire de l’ancienne Union soviétique. Par peur de la contagion, la Russie de Poutine s’est transformée en un repaire de contre-révolution préventive. Qu’il s’agisse du Kirghizstan, de la Biélorussie ou plus récemment du Kazakhstan, dès qu’une kleptocratie issue de l’ancien empire soviétique vacille, le salut vient sous la forme d’un soutien politique russe, voire de l’armée russe. Il est difficile de récupérer les États baltes et l’Ukraine a également échappé à l’emprise russe avec la « révolution orange ». Il est donc d’autant plus important d’au moins la déstabiliser. Sans le mouvement de destitution, la Crimée n’aurait jamais été annexée et il n’y aurait pas aujourd’hui de déploiement de troupes russes.

Face au conflit ukrainien, une partie de la presse bourgeoise écrit qu’il s’agit d’un impérialisme néo-soviétique. Cette étiquette dissimule plus qu’elle n’explique, ne serait-ce que parce que le paradoxe qui caractérise la relation de la Russie avec ses voisins n’apparaît pas clairement. L’agressivité prononcée de la politique des dirigeants russes provient de la faiblesse du régime et reflète l’état de délabrement de la société russe. En outre, l’utilisation du terme « impérialisme » laisse entendre que les dirigeants russes cherchent à prendre le contrôle direct d’autres pays et de leurs ressources pour renforcer leur propre potentiel économique. En réalité, le soutien au régime biélorusse touché par les sanctions occidentales et l’annexion de la Crimée sont des opérations de subvention sans perspective d’amortissement. Si les dirigeants russes devaient effectivement tenter d’annexer l’Ukraine, cela serait ruineux pour la puissance occupante, même sans sanctions occidentales.

Certains membres de la gauche aiment également parler d’impérialisme. Toutefois, ils ne font généralement pas référence à la Russie, mais à l’Occident. L’élargissement à l’Est de l’UE et de l’OTAN serait le résultat d’une occupation planifiée du territoire. Cette interprétation projette au début du XXIe siècle les règles de fonctionnement de la politique mondiale de la fin du XIXe siècle. Il va de soi que certains cercles des pays de l’OTAN et de l’UE se sont engagés en faveur de l’élargissement à l’Est et que certains capitaux particuliers en ont profité. Les forces motrices n’étaient toutefois pas du tout à chercher dans les pays métropolitains occidentaux, mais dans les États périphériques. Dans les pays baltes et en Ukraine, le partenariat junior avec les États-Unis et les pays centraux de l’UE était et reste pour beaucoup la seule perspective après l’effondrement du socialisme réel. Elle devait amener aux institutions correspondantes. Dans les pays occidentaux, l’enthousiasme était loin d’être unanime. Dans l’UE en particulier, les anciens membres considéraient les nouveaux comme une charge potentielle. La conscience de la mission démocratique et la crainte que l’augmentation ne pèse trop sur les caisses du club et ne mette en danger le fonctionnement de l’UE s’équilibraient.

En ce qui concerne l’OTAN, celle-ci avait perdu sa raison d’être avec la fin de la confrontation des blocs. Elle aurait donc dû soit se dissoudre au début des années 1990, soit proposer à la Russie de l’intégrer. Tant qu’elle continuait d’exister en tant qu’alliance militaire véritablement occidentale, il était logique pour les pays cherchant à s’arrimer à l’Ouest de se précipiter vers l’OTAN. Si l’on veut parler d’impérialisme dans ce contexte, il faut également souligner sa forme paradoxale. Il résulte moins de la soif de conquête et d’expansion des anciens membres que du désir des « nouveaux » d’être admis dans le club des élus. Même les États-Unis ont entre-temps enterré leur rêve d’un monde unipolaire. Ils veulent se concentrer sur leur principal adversaire, et celui-ci ne se trouve pas à Moscou, mais à Pékin.

La propagande russe explique que l’orientation vers l’ouest des anciens pays du socialisme réel est le résultat d’une « politique d’encerclement » systématique. Elle peut ainsi faire appel à l’identité nationale et détourner l’attention de l’effet dissuasif d’un capitalisme mafieux grand-russe à la Poutine sur une large partie de la population des États issus de l’Union soviétique. Toutefois, le gouvernement russe documente par son approche agressive qu’il impute à l’Occident le contraire de ce qu’il lui reproche. Ce n’est que parce que le régime de Poutine sait parfaitement à quel point l’intérêt de l’Occident pour sa périphérie orientale est limité qu’il cherche la confrontation. Le calcul sera-t-il payant ? En tout cas, la politique allemande ne sera pas un obstacle. Dans ce pays, il existe une large alliance informelle, tous partis confondus, de personnes qui comprennent Poutine.

Une gauche radicale qui se joindrait à cette grande coalition pour opposer une résistance au bellicisme occidental en matière de droits de l’homme est superflue. Les forces émancipatrices sont confrontées à un tout autre défi. L’universalisme des valeurs occidentales, qui s’est toujours désavoué, a été mis au rebut. Que l’on s’entende avec Poutine en Occident ou que l’on veuille jouer son jeu de confrontation, les deux camps sont unis par une orientation de realpolitik. L’abandon de la conscience de la mission libérale-démocratique, loin de rendre le monde meilleur, en fait un endroit encore plus effrayant. Après l’effondrement du socialisme réel, le conte de fées libéral consistait à dire que la démocratie et l’économie de marché ouvriraient aux membres de la société mondiale la voie vers la liberté et la prospérité. Cette illusion s’est pitoyablement ridiculisée. Mais cela ne doit pas signifier que la revendication de l’autodétermination et de la participation de tous à la richesse de la société doit être jetée aux oubliettes de l’histoire.

Jungle World 2022/07 le 17.2.2022


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