31.12.2005 

Quelques bonnes raisons de se libérer du travail

Anselm Jappe

Extrait de la prise de parole d’Anselm Jappe au FSEPB (Forum Social Pays Basque) :

“Il semble aujourd’hui qu’une théorie et une pratique critique de la société actuelle aient surtout la tâche de défendre le travail, de trouver de nouvelles possibilités de créer des postes de travail et de défendre aussi les travailleurs. On pourrait donc se demander quel est le sens d’une expression comme: « se libérer du travail. » En plus, le bon sens commun se demande comment on pourrait bien vivre sans travail. Naturellement il faut toujours travailler, il faut que chacun travaille pour gagner sa vie, à moins d’exploiter les autres. Il semble aussi encore plus évident que la société en tant que telle doit travailler pour trouver ses moyens de vivre. Sans travail rien ne peut exister de ce dont nous avons besoin pour vivre, donc naturellement, si on conçoit la critique du travail en tant que telle, elle n’a pas de sens, et cela reviendrait un peu à critiquer la pression atmosphérique ou la force de gravitation. Le travail est peut-être quelque chose de désagréable mais qui doit toujours exister. On ne peut pas s’en libérer.

Evidemment je veux avoir ce soir un autre discours pour dire pourquoi – selon moi, et selon la Théorie de la critique de la valeur, élaborée dans les dernières années par la revue allemande «Krisis », mais aussi par d’autres auteurs d’autres pays ­ pourquoi, donc, cette critique se base surtout sur une critique du travail, et du travail conçu comme une catégorie typiquement capitaliste, et même comme le coeur de la société capitaliste.

Naturellement il faut dire d’abord que le travail au sens moderne n’est pas du tout égal à l’activité. Car une critique de l’activité humaine n’aurait pas de sens. Parce qu’il est évident que l’être humain est toujours actif d’une manière ou d’une autre et qu’il faut être actif pour organiser « l’échange organique avec la nature » comme l’appelle Marx, c’est à dire tirer de la nature les moyens de subsistance. Mais ce qu’aujourd’hui nous appelons « travail », et ce depuis deux cents ans au moins, n’est pas la même chose que l’activité, ni même que l’activité productive. Car si nous disons « travail », nous rassemblons en général les choses les plus différentes, les plus disparates, et en un seul concept excluant en même temps beaucoup d’autres. Par exemple cuire des petits pains ou conduire une voiture, bêcher la terre ou taper sur un clavier, gouverner un pays ou tenir une conférence. Tout cela est normalement considéré comme du travail car il se traduit par une certaine somme d’argent, quelque chose qui peut être vendu et acheté sur le marché.

Et il y a aussi beaucoup d’autres activités qui normalement sont également importantes pour la vie humaine et qui ne sont pas considérées comme du travail: par exemple tout le secteur domestique qui est traditionnellement laissé aux femmes, tous les soins des enfants, des personnes âgées, parce que ces activités ne génèrent pas de sommes d’argent. Le concept de travail est donc d’ores et déjà quelque chose qui sépare une partie des activités humaines par rapport à leur ensemble, par exemple par rapport aux jeux, aux rituels, aux échanges directement sociaux, par rapport aussi à toute la reproduction privée ou domestique. La preuve en est le fait que le mot « travail » semble être évident. Or le mot n’existait ni en grec, ni en latin, ni en d’autres langues, au moins au sens moderne. Je ne sais pas si vous connaissez tous quelle est l’origine du mot. Il dérive du mot latin:« tripalium », un instrument à trois pieds ­ d’où son nom – utilisé à la fin de l’Antiquité ; un instrument qui servait exactement à torturer les serfs en révolte qui ne voulaient pas travailler. A l’époque il y avait beaucoup de personnes qui ne travaillaient que si on les y forçait par la torture. Donc ce mot « travail », qui n’est pas du latin classique mais est apparu au Moyen-Age, ne signale déjà pas l’activité en tant que telle, utile aux productifs, et encore moins l’épanouissement ou la réalisation de soi, mais il indique déjà comment quelque chose de pénible est obtenu par la force, et quelque chose qui n’a pas un contenu précis. De même pour le mot latin « labor » qui désigne à l’origine une espèce de poids sous lequel on trébuche. Et le mot « labor » en latin n’indique pas l’activité utile mais en général tout genre de peine ou de fatigue et aussi la douleur de la femme qui accouche. L’origine étymologique du mot allemand pour le travail: « arbeit » est à chercher dans la notion d’orphelin. « Arbeit » était l’activité de l’orphelin, donc de quelqu’un aux besoins duquel personne ne pourvoyait, qui était obligé de s’astreindre aux activités les plus pénibles pour réussir à survivre. J’ai appris hier que le mot basque qui traduit l’idée de travail évoque également la fatigue, la peine.

Donc il ne s’agit pas seulement d’une excursion dans l’étymologie, déjà significative; mais cela démontre que jusqu’à une époque relativement récente le concept de travail, comme nous le concevons aujourd’hui, n’existait pas. Cela nous fait penser que même le travail comme catégorie sociale, comme une façon de concevoir l’activité dans la société, n’est pas quelque chose de si naturel, de si évident, de si consubstantiel à l’être humain, mais que ce que nous appelons travail est une invention sociale. Comme je l’ai dit, l’être humain a toujours été actif, a toujours eu beaucoup d’activités fatigantes, pénibles, mais dans la société d’avant la société capitaliste industrielle on avait surtout certains besoins. Certains d’entre eux pouvaient être absurdes, comme celui du pharaon qui voulait faire construire des pyramides, ce n’est pas là la question, mais on fixait toujours les besoins, puis après, pour les satisfaire, on mettait en oeuvre les activités nécessaires. Donc les activités existaient en tant que nécessaires pour réaliser ces besoins. Ce qui intéressait la société ce n’était pas l’activité, c’était le résultat : ce n’était pas le fait de bêcher la terre mais c’était le blé qu’on voulait recueillir. Et c’est aussi la raison pour laquelle on cherchait plutôt à faire exécuter les activités les plus pénibles par des esclaves ou des serfs. Mais même dans ce cas-là on ne faisait pas travailler les esclaves pour travailler mais parce que les maîtres voulaient avoir la jouissance des biens de ce monde. Tout cela a changé dans le monde capitaliste. Cela a commencé en certains endroits à la fin du Moyen-Age, et surtout lors du véritable essor de la société capitaliste, dans la deuxième moitié du 18° siècle, lorsque le travail est devenu le véritable but de la société et non un moyen. Il est sûr qu’au plan de l’histoire mondiale il s’agit d’un changement des plus importants, comme je vais maintenant chercher à l’expliquer.

La société capitaliste est l’unique société dans l’histoire humaine pour qui la seule activité productive, ou ce qu’on peut appeler travail, n’est plus seulement un moyen pour réaliser un but, mais devient un but auto référentiel, pour utiliser un mot un peu philosophique. En effet, tout le travail dans la société capitaliste est d’une certaine façon un travail abstrait. Abstrait ne veut pas dire immatériel, informatique etc., comme certains le disent aujourd’hui. Ce n’est pas du tout le sens du mot chez Karl Marx dans son oeuvre principale, « Le Capital », et dans le premier chapitre qui ne commence pas du tout avec les classes, ni avec la lutte des classes, ni avec la propriété des moyens de production, ni avec le prolétariat. Marx, dans le premier chapitre du « Capital », commence en analysant les catégories qui sont, selon lui, les plus fondamentales de la société capitaliste. Dans la société capitaliste seulement, pas dans toutes les sociétés humaines. Et ce sont notamment la marchandise, la valeur, l’argent et le travail abstrait. Par travail abstrait, Karl Marx entend le fait suivant: dans un régime capitaliste, tout travail a deux côtés, il est en même temps travail abstrait et travail concret. Ce ne sont pas deux types de travail différents mais ce sont les deux côtés de la même activité. Pour donner des exemples très simples: le travail du menuisier, du tailleur, sont, du côté concret, des activités très différentes, qu’on ne peut pas du tout comparer entre elles car l’une utilise le tissu, l’autre le bois etc. Ce sont deux produits très différents, et ce sont deux types d’activités très différentes si on les considère sous l’angle de l’activité concrète. En même temps toutes les activités ont aussi quelque chose en commun: elles sont, comme le dit Marx, « une dépense de muscles, de nerfs ou de cerveau ».

Tout travail est aussi en même temps une dépense d’énergie humaine. C’est toujours vrai, mais c’est seulement dans la société capitaliste que cet autre côté, cette dépense d’activité, d’énergie humaine, devient le côté le plus intéressant, le plus important au niveau social. Parce qu’elle est égale dans tous les travaux et dans toutes les marchandises. Parce que, si naturellement toute activité peut être réduite à une simple dépense d’énergie, c’est une simple dépense qui se déroule dans le temps. Dans cette perspective le travail du tailleur et celui du menuisier sont complètement différents du côté concret, mais du côté abstrait ­ du côté de l’énergie dépensée – ils sont absolument égaux et la seule différence réside dans leur durée et donc dans leur quantité. Est-ce suffisamment clair? Par exemple si une table a été faite en deux heures de travail, elle a une valeur double à celle d’une chemise que le tailleur a pu coudre en seulement une heure. Maintenant en réalité cela est beaucoup plus compliqué que cela car il n’y a pas seulement le travail direct du menuisier. Ce dernier a aussi dû utiliser les matériaux naturels, mais cela ne change rien à l’affaire en général. Donc ce qui décide à la longue, sur le marché capitaliste, la valeur des marchandises, c’est le travail qui a été dépensé. Mais aussi parce que ce travail est la seule chose qui soit égale dans toutes les marchandises, sinon il n’y aurait aucune possibilité de les comparer. Je dois simplifier un peu pour la conférence: la valeur doit ensuite subir aussi beaucoup de transformations pour se traduire enfin dans les prix du marché, mais la logique de base selon Marx reste celle-ci : la valeur d’une marchandise est déterminée par le temps de travail nécessaire pour créer cette marchandise, et donc de ce point de vue, toutes les marchandises sont égales, une marchandise vaut quatre heures, une autre deux heures, une autre une demi-heure. Cela veut dire qu’on fait abstraction du côté concret d’une marchandise. Il faut toujours aussi bien sûr que l’activité se réalise dans quelque chose de concret, parce que si la marchandise ne rencontrait aucun besoin il serait assez difficile de la vendre. Même si on peut aussi créer le besoin après etc.

Mais en même temps ce n’est pas la nécessité ni le besoin qui déterminent la valeur sur le marché. C’est seulement le temps de travail qui a été dépensé, et donc cela veut dire, par définition, que le travail qui compte dans le système capitaliste, sur le marché, c’est toujours le travail abstrait, un travail absolument indifférent à tout contenu et qui ne s’intéresse qu’à sa propre quantité. La seule chose importante sur le marché capitaliste c’est d’avoir la plus grande quantité de travail disponible afin de pouvoir la vendre. Cette quantité de travail se traduit dans la valeur et la valeur dans l’argent. En effet, qu’il s’agisse d’une table ou d’une chemise n’est pas important pour le marché. L’important c’est que la table puisse coûter cent euros et la chemise dix euros. Chaque marchandise correspond à une quantité d’argent. Donc, devant l’argent, toutes les marchandises sont égales. Mais, en dernière analyse, l’argent n’est que le représentant du travail qui a été dépensé pour la production, pas du travail sous l’angle concret, mais sous l’angle abstrait. Excusez-moi si je me répète plusieurs fois, car c’est apparemment très simple, mais en vérité ce n’est pas si facile de comprendre cette double nature de la marchandise qui est aussi une double nature du travail. Dans la production capitaliste pour le marché capitaliste la seule chose intéressante est le travail abstrait et cela induit une indifférence totale au contenu : si en plaçant un capital dans la fabrication de bombes, si les bombes peuvent représenter une quantité majeure de travail par rapport, par exemple, à la fabrication de pains, alors on investit dans les bombes.

Notez bien qu’il ne s’agit pas de méchanceté psychologique ou morale de la part du propriétaire du capital, cela peut très bien s’y ajouter mais ce n’est pas la racine. En tant que tel, le capitalisme du système est fétichiste, comme dit Marx, c’est à dire qu’il est un système automatique, anonyme, impersonnel où les personnes d’une certaine façon doivent seulement exécuter les lois du marché. Et ces lois du marché disent qu’il faut rechercher la plus grande quantité d’argent, parce que, sinon, on est éliminé par la concurrence. Et la plus grande quantité d’argent cela veut dire qu’on doit réussir à mettre en marche la plus grande quantité de travail parce que le travail donne la valeur et que le profit ne se crée que par ce que Marx appelle la plus-value ou sur-valeur – la traduction est différente en français et en allemand – parce que c’est seulement la partie du travail des travailleurs, celle qui n’est pas payée et revient au propriétaire du capital qui fait son profit sur la plus-value, qui est une partie de la valeur. Donc que doit faire le propriétaire du capital? Il a une somme d’argent et avec cette somme il achète la force de travail, les ressources naturelles et les machines, il fait travailler l’ouvrier puis il retient le produit. Mais il existe là une différence très importante avec tout autre genre de société. Naturellement le propriétaire du capital ne fait pas cet investissement si, à la fin du processus, il n’a pas engrangé une somme de valeur plus grande qu’au départ. Investir son argent cela veut dire investir dix mille euros pour obtenir à la fin douze mille euros, sinon cela n’a pas de sens d’un point de vue capitaliste. Et donc le côté abstrait gagne absolument sur le côté concret. Parce que si dans un autre type de société, toujours en simplifiant, dans un échange concret, par exemple entre le menuisier et le tailleur, ce n’est pas le rapport de valeur qui intéresse, alors le menuisier n’a pas besoin d’une autre table et peut donc échanger avec la chemise qu’il ne peut pas faire mais que l’autre va lui donner. Il y a dans ce dernier cas un rapport entre deux besoins.

Là où, au contraire, le but de la production est de transformer une somme d’argent en une somme d’argent plus grande, il n’y a plus cet intérêt pour le besoin mais seulement un intérêt pour une croissance quantitative. Si j’échange une chemise contre une table il n’y a pas besoin d’une croissance quantitative : là, dans cette hypothétique société antérieure, l’important c’est que tous les besoins soient satisfaits. Ce n’est pas la même chose là où l’argent est le but de la production. Il n’y a alors aucun but concret, le seul but est donc quantitatif qui est d’augmenter, donc de transformer dix en douze, puis douze en quatorze, quatorze en vingt etc. C’est là une différence énorme entre la société capitaliste et toutes les sociétés précédentes. La caractéristique de la société capitaliste n’est pas d’être injuste, de s’adonner à l’exploitation. Les autres sociétés l’étaient également, mais c’étaient des sociétés qui étaient plus ou moins stables car la production avait pour but de satisfaire des besoins, au moins les besoins des maîtres, et cela signifie que tout but concret est limité, car je ne peux pas manger tout le temps, toute activité concrète trouve sa limite. Ce n’est pas la même chose pour une activité purement, pourrait-on dire, mathématique, quantitative, comme l’augmentation du capital, de l’argent, car il n’y a là aucune limite naturelle, c’est un procès qui doit toujours continuer et c’est aussi la concurrence qui pousse tout un chacun à ne jamais se limiter mais de toujours chercher à augmenter son capital: ainsi agit chaque propriétaire du capital sans aucun égard pour les conséquences écologiques, humaines, sociales etc. Tout cela n’est pas nouveau, je ne fais pas autre chose que résumer ce que dit Marx. Cependant, c’est un côté de Marx qui est le moins connu par rapport par exemple à la lutte des classes. Mais il faut toujours se rappeler que le capital c’est de l’argent accumulé. L’argent est le représentant plus ou moins matériel de la valeur, et la valeur c’est du travail.

En vérité le capital n’est pas complètement opposé au travail, donc le capital c’est du travail accumulé. Donc l’accumulation du capital c’est l’accumulation du travail. Ou, plus précisément, du travail mort, du travail déjà passé qui crée la valeur et celle-ci sous sa forme argent est ensuite réinvestie dans les cycles productifs. Parce qu’un propriétaire du capital a intérêt à faire travailler le plus possible: si je fais un certain profit en employant un ouvrier, je fais double profit en employant deux ouvriers et si j’emploie quatre ouvriers je fais quatre fois le même profit si tout va bien. Cela veut dire que le propriétaire de capital a tout intérêt à faire travailler le plus possible. La question n’est pas de faire travailler parce que la société a des besoins, mais de faire travailler pour travailler, car c’est seulement en faisant travailler qu’on accumule du capital. On peut donc créer le besoin après, éventuellement. Donc la société du capital n’est pas seulement la société de l’exploitation du travail des autres, mais une société dans laquelle c’est le travail qui est la forme de richesse sociale. L’accumulation d’objets concrets, de biens d’usage, qui est bien réelle dans la société capitaliste industrielle, est d’une certaine façon, un aspect secondaire parce que tout le côté concret de la production n’est qu’une espèce de prétexte pour faire travailler. Et cela puisque c’est seulement en travaillant qu’on crée la valeur, la seule chose qui soit intéressante du point de vue du capitalisme, puisque l’argent représente le travail. On peut donc dire que le travail est une catégorie typiquement capitaliste et qui n’a pas toujours existé. Et ceci est visible, en effet, parce que dès son apparition, le capitalisme a tout de suite déchaîné un travail qu’on n’avait jamais vu avant. Jusqu’à la révolution française en France comme vous le savez probablement, un jour sur trois était un jour férié, même les paysans, s’ils travaillaient beaucoup à certains moments de l’année, travaillaient beaucoup moins à d’autres moments. Tandis qu’avec le capitalisme industriel le temps de travail a doublé ou triplé en quelques décennies. Au début de la révolution industrielle on travaillait jusqu’à seize, dix-huit heures par jour ! C’est la réalité décrite dans les romans de l’auteur anglais Charles Dickens.

Aujourd’hui, apparemment, on travaille moins, on est arrivé à la semaine de quarante heures, de trente cinq heure, qui pourrait peut-être plus ou moins correspondre aux heures de travail de la société pré-industrielle, même s’il n’existait pas déjà là cette différence entre le travail et le non travail. Mais il n’est pas dit que l’on travaille moins maintenant qu’au dix-neuvième siècle, car c’est la densité du travail qui a énormément augmenté. Par exemple, la première usine qui a introduit la journée de huit heures ne l’a pas fait sous la pression de mouvements ouvriers, ni du fait d’un philanthrope socialiste, mais du fameux Henry Ford, celui qui a bâti la plus grande usine d’automobiles aux U. S. A. au début du XX° siècle. Ford a introduit la journée de huit heures en augmentant beaucoup les salaires car, auparavant, avec le management scientifique de la force de travail mis au point par l’ingénieur Taylor [2], il avait trouvé des façons de faire exécuter aux ouvriers plus de travail en huit heures qu’en dix ou douze heures. Il avait compris qu’en organisant de manière scientifique chaque mouvement ­ c’était la fameuse chaîne automatique -, il pouvait faire construire plus de voitures par ses ouvriers en huit heures que d’autres usines en dix ou douze heures. Donc on peut être sûr que toute la réduction du temps de travail était en même temps accompagnée d’une augmentation de la densité des rythmes de travail.

Et même aujourd’hui il est évident que le travail tend en général à déborder les cadres temporels une fois établie la semaine de quarante heures ou de trente cinq heures, parce qu’aujourd’hui, au temps du chômage si on ne peut risquer de perdre son travail il faut toujours continuer à travailler même si on et rentré chez soi : il faut faire la formation continue, il faut s’informer ou faire du sport pour rester toujours en forme pour le travail et donc c’est sûr qu’aujourd’hui même si en théorie la semaine de travail dure trente cinq heures ou quarante heures, notre réalité est beaucoup plus déterminée par le travail que les sociétés précédentes. On a donc ce paradoxe qu’avec tous les moyens productifs inventés par le capitalisme on travaille toujours plus. C’est un des facteurs si simples et évidents qu’on oublie souvent d’en parler. Le capitalisme a toujours été une société industrielle. Il a commencé avec la machine à vapeur, avec les métiers à tisser parce que toute invention technologique utilisée par le capitalisme visait toujours à remplacer le travail vivant par une machine, ou à permettre à un ouvrier de faire dix fois plus qu’un artisan ? Cela veut dire que toute la technologie capitaliste est une technologie pour économiser du travail. Et donc pour produire le même nombre de choses qu’avant avec beaucoup moins de travail. Quel est le résultat ? Nous travaillons toujours plus, c’est la réalité que nous vivons depuis deux cent cinquante ans ! En effet un économiste du XIX° siècle, qu’on ne peut soupçonner d’être un grand critique du capitalisme, John Stuart Mill, avait déjà dit qu’aucune invention pour économiser du travail n’a jamais permis à personne de travailler moins. Plus il y a de machines qui économisent du travail plus il faut encore travailler. Et cela est tout à fait logique, car si dans une société qui veut satisfaire des besoins concrets il y a des possibilités technologiques pour produire davantage, cela veut dire que toute la société doit moins travailler, ou même, si on veut peut-être augmenter un peu la consommation matérielle, on peut produire un peu plus mais toujours en travaillant peu.

En vérité dans la société capitaliste qui n’a aucun but concret, aucune limite, aucune chose concrète vers laquelle elle tende, mais qui toujours ne vise qu’à augmenter la quantité d’argent, il est donc tout à fait logique que toute invention qui augmente la productivité du travail ait pour résultat de faire travailler encore plus les êtres humains. Je n’ai pas besoin de m’étendre davantage sur les conséquences catastrophiques d’une telle société. Je dirai déjà par exemple que c’est là l’explication profonde de la crise écologique, qui n’est pas due à une espèce d’avidité naturelle de l’homme qui veut toujours posséder plus, qui n’est même pas due au fait qu’il y ait trop d’humains au monde, mais d’une certaine façon la raison la plus profonde de la crise écologique est, là aussi, la croissance de la productivité du travail. Parce que dans une logique d’accumulation du capital c’est seulement la quantité de valeur qui est contenue dans chaque marchandise qui est intéressante. Si un artisan a besoin d’une heure pour faire une chemise, cette chemise vaut une heure sur le marché. Si avec une machine, le même ouvrier peut faire dix chemises en une heure ­ je simplifie toujours ­ chaque chemise implique seulement six minutes de travail et la chemise vaut seulement six minutes. Et donc le profit pour le propriétaire du capital est de deux minutes pour chaque chemise. Ce qui implique que pour faire le même profit qu’avant il doit faire produire et vendre dix chemises au lieu qu’auparavant une chemise suffisait.

La productivité accrue du travail dans le système capitaliste pousse à toujours augmenter la production de biens concrets absolument au-delà de tout besoin concret. C’est après qu’on crée artificiellement le besoin pour réussir à écouler toute cette marchandise. Il s’agit d’un processus infrangible puisque toute invention réduit le travail nécessaire, donc le profit qui réside dans chaque marchandise. Il faut donc produire toujours plus de marchandises. Un société dans laquelle le travail est le bien suprême est une société aux conséquences catastrophiques, déjà au plan écologique. La société du travail est fort peu agréable pour les individus, pour la société et pour la planète entière. Mais ce n’est pas tout, puisque la société du travail, après plus de deux cents ans à peu près, déclare à ses membres mis en demeure : « Il n’y a plus de travail ». Voici une société de travail où pour vivre il faut vendre sa force de travail si on n’est pas propriétaire du capital, mais qui ne veut plus de cette force de travail, qui ne l’intéresse plus. Donc c’est la société du travail qui abolit le travail. C’est la société du travail qui a épousé son besoin de travail en faisant du fait de travailler une condition absolument nécessaire pour accéder à la richesse sociale. Il ne s’agit pas d’un hasard ­on pouvait déjà en prévoir, ou on aurait pu en prévoir les conséquences au début du capitalisme ­ parce qu’il y a cette contradiction fondamentale dans le travail capitaliste : d’un côté, le travail est la seule source de richesse, et donc pour un propriétaire du capital il vaut mieux faire travailler deux ouvriers plutôt qu’un, et plutôt quatre que deux. De l’autre si on donne une machine à un ouvrier il va produire beaucoup plus qu’un ouvrier qui n’a pas de machine, qu’un artisan donc, et on peut vendre meilleur marché les marchandises produites. Cela était évident surtout au début de l’ère capitaliste par exemple, lorsque les Anglais avec le tissu, les vêtements, ont conquis le monde, parce que bien sûr, avec la production industrielle ils pouvaient facilement battre en brèche toute la production artisanale.

Cela veut dire que chaque propriétaire de capital a tout intérêt à donner un maximum de technologie à ses ouvriers et donc de réduire le nombre d’ouvriers pour les remplacer par des machines. Lorsqu’une nouvelle technologie apparaît, cela donne sur le marché un grand avantage aux premiers propriétaires du capital qui emploient ces technologies, car ils peuvent vendre à bas prix. Cependant, la concurrence va annuler ces avantages par la suite, car tout les propriétaires de capital vont se doter de ces machines, s’ils le peuvent, puis une autre machine sera immédiatement lancée sur le marché, et le procès repart. Cela veut donc dire que toute l’histoire du capitalisme est l’histoire du remplacement du travail vivant, du travail humain, par des machines, et cela veut dire aussi que le même système capitaliste, dès le départ, sape ses propres bases, scie la branche sur laquelle il est assis. C’est une contradiction à laquelle le régime capitaliste ne peut échapper, car il est un système nécessairement concurrentiel de marché : les capitalistes ne peuvent passer d’accords entre eux pour que la concurrence ne joue plus, du genre « on va arrêter cette course aux technologies pour arrêter cette chute des profits ». Cela ne se peut arriver. Car le capitalisme est une société de concurrence, il y a donc toujours quelqu’un qui utilise de nouvelles technologies et donc ces processus continuent toujours : la force de travail est remplacée par des machines qui ne produisent pas de valeur. Par conséquent, si pour un artisan une chemise peut représenter une heure de travail, avec la révolution industrielle une chemise peut représenter seulement six minutes de travail parce qu’on fait avec une machine dix chemises en une heure. Si aujourd’hui grâce à l’informatique ont peut faire cents chemises en une heure, chaque chemise représente seulement un centième. Donc si chaque produit représente une quantité mineure de valeur, cela veut dire qu’elle représente une quantité mineure de plus-value, donc de profit pour le propriétaire du capital. C’est ce fait que Karl Marx a nommé « la tendance à la chute du taux de profit », c’est à dire que chaque marchandise est toujours moins profitable pour le propriétaire du capital qui la fait produire.

Cette tendance, qui est inévitable du fait de la concurrence, est contrecarrée par une autre tendance, historiquement on l’a vu, et par le fait que si chaque marchandise donne moins de profit, parce qu’elle manque de valeur, on peut augmenter la quantité de produits, car si une chemise représente seulement six minutes, mais que je vends onze chemises par exemple je fais un profit plus grand qu’avant, par exemple que l’artisan, avec une heure de travail. C’est ce qui, historiquement, est arrivé. Il y avait une augmentation continuelle de la quantité absolue de marchandises, qui représentait aussi une augmentation absolue de la quantité des valeurs qui a compensé et même sur-compensé le fait que chaque marchandise particulière représentait moins de travail. Le fait le plus remarquable fut dans l’industrie automobile. On a transformé un produit de luxe en un produit de masse, et un produit qui demandait beaucoup de travail et qui employait beaucoup de travailleur, et on a augmenté un grand circuit de production et ensuite de consommation. Ce fut la période des « trente glorieuses », qu’on appelle justement l’« époque fordiste ». Pendant un siècle et plus, cette tendance inévitable dans le développement du capitalisme diminuait la valeur. La valeur de chaque produit était contrecarrée par l’augmentation de la masse. Donc cette espèce de sauvetage est venue définitivement se rompre, on peut le dire maintenant, avec la révolution micro-électronique. Avec les procédés micro-informatiques, la technologie a été tellement accélérée qu’on économise beaucoup plus rapidement beaucoup plus de travail, que ce qu’on peut recréer dans d’autres secteurs. C’est un fait qu’on peut effectivement observer depuis plusieurs décennies. On peut aussi dire que maintenant ce n’est pas seulement l’innovation de produits mais aussi l’innovation des procédés qui est tellement rapide qu’il n’y a plus de compensation possible de l’autre côté. Parce qu’en tant que tel le procédé informatique demande très peu de travail et a réussi à augmenter énormément la productivité du travail, en utilisant un nombre toujours plus réduit de travailleurs. Par exemple, le nombre de personnes employées dans l’industrie dans les grands pays européens est presque diminué de moitié par rapport aux années soixante-dix, la productivité s’est accrue, je crois, de soixante-dix pour cent en même temps, selon les chiffres.

Vous savez tous qu’en vérité ces nouveaux procédés technologiques ont permis de réduire le nombre de travailleurs productifs parce qu’ils permettaient en même temps d’augmenter la productivité. Alors à ce stade on peut faire une ou deux remarques : qu’il n’est pas vrai que le travail industriel productif diminue, qu’il s’est seulement délocalisé dans d’autres endroits, par exemple en Asie. On peut ici en discuter longuement mais il me semble assez évident que ces délocalisations en général ne regardent que certains secteurs, surtout le secteur textile, et dans certains pays pour une période de temps assez limitée. Ce qu’on appelait les « Tigres asiatiques » ont déjà d’une certaine façon atteinte leurs limites. Par exemple, on n’a pas réussi à y impulser un nouveau modèle de capitalisme, qui s’étende à tout le secteur productif dans le pays entier etc. On dit maintenant que la Chine serait le futur du capitalisme. Mais on oublie peut être qu’il y a certaines régions en Chine, ou certains secteurs industriels, où on emploie beaucoup de gens à très bas salaires. En même temps pour le même développement en Chine, des centaines de millions de gens perdent leur emploi traditionnel, dans l’industrie lourde traditionnelle ou dans l’agriculture etc. Donc je pense qu’on peut affirmer tranquillement qu’il y a toujours dans le monde entier, et pas seulement dans les pays européens, cette diminution continuelle de la force de travail, de la force de travail employée.

Et à la longue, même dans les pays à bas salaires, les procédés informatiques y seront aussi plus concurrentiels que l’exploitation. D’un autre côté, on dit qu’on perd beaucoup de postes de travail dans l’industrie, mais qu’ils sont recrées dans d’autres secteurs, les secteurs des services etc. Mais d’un côté on peut voir que ce n’est déjà plus vrai, que c’est une illusion de quelques années. Le chômage maintenant augmente énormément même dans les secteurs des services et, par exemple, la « new economy [3] » qu’on nous avait promise sur Internet n’a jamais démarré parce que ce sont des secteurs qui emploient très peu de personnes. De l’autre côté il faut aussi dire que ce qui intéresse dans la société capitaliste ce n’est pas seulement le travail en tant que tel mais le travail productif de valeur, parce que le propriétaire de capital ne veut pas seulement faire travailler, il veut faire travailler de façon à reconstituer son capital. Si le propriétaire de capital paie des ouvriers pour travailler dans une usine par exemple, il peut par la suite revendre les produits et reconstruire son capital par accumulation. Si le même propriétaire de capital emploie son argent pour entretenir beaucoup de domesticité dans sa maison, il dépense tout simplement son capital qui ne fructifiera pas. Donc ce type de travail, tout le travail de service en général, n’est pas productif au sens capitaliste, et ceci non seulement à l’échelle individuelle mais à celle de la société. Ainsi les travailleurs, qui d’ailleurs sont souvent les travailleurs les plus utiles pour la société, par exemple dans les secteurs de la santé, de l’éducation etc. tout ce qui est payé par l’Etat, dans le secteur de l’armement aussi etc. n’effectuent pas de travaux productifs au sens capitaliste, parce que l’argent n’y est tout simplement pas dépensé. Il n’y a pas de retour de capital. On peut dire qu’à côté du chômage qu’on voit tous les jours, il y a plus dramatique encore : c’est la diminution du travail productif de capital dans la société. Car dans la société capitaliste les services sont en général payés par les impôts et par le fait qu’il y a encore de véritables procès productifs sur lesquels l’Etat peut prélever des impôts. S’il n’y a plus de productivité de ce genre-là donc, l’Etat ne peut plus lever d’impôts, et la société de service, dont les sociologues ont tant parlé, s’achève assez rapidement.

On peut donc affirmer tranquillement que c’est le capitalisme tout entier qui vit une situation de crise. Je ne suis pas d’accord avec ceux qui disent que le capitalisme est plus que jamais en bonne santé, que ce sont la société ou les individus qui vont mal et qu’il y a encore des multinationales, des entreprises, qui font de bons profits. Au moins sur le papier car une partie de la richesse est déjà uniquement produite dans les circuits financiers qui n’existent que dans les bilans. Tout le système capitaliste, toutes les possibilités de placer son capital de façon à exploiter un travail pour le revendre ensuite et augmenter le capital etc. tout ce qui était la base du capitalisme semble dans une grave crise. Et ceci non parce qu’il a suscité des adversaires implacables, non parce qu’il a crée un prolétariat dont la force pourrait mettre un terme au capitalisme comme ce fut longtemps l’espérance du mouvement ouvrier, mais parce que le capitalisme s’est sabordé lui-même, non pas par une volonté suicidaire immédiate mais parce que cela était écrit d’une certaine façon dans son code génétique, au moment de sa naissance : dans une société qui posait le travail abstrait comme source de richesse, il y avait déjà un contenu, une dynamique, qui devait, un jour ou l’autre, mener à la situation d’aujourd’hui. Une situation où le travail crée la richesse mais où le système productif n’a plus besoin de travail. La situation est paradoxale : la productivité à l’échelle mondiale cause la misère. C’est tellement paradoxal qu’on oublie même souvent de le voir, comme toutes les choses qui sont tellement évidentes qu’on les perd de vue.

Donc depuis deux cents ans, on a vu une explosion des possibilités productives comme jamais auparavant dans l’histoire. Mais une autre question se pose : toutes ces possibilités productives sont-elles toujours positives pour l’humanité, et pour la planète ? Je pense que la plupart sont plutôt nuisibles. Mais on peut affirmer qu’en utilisant les possibilités productives existantes, il était possible de permettre à tout le monde d’avoir tout ce qui et nécessaire en travaillant très peu. Or ce qui arrive va dans le sens contraire : on retire la possibilité de vivre à ceux qui ne réussissent pas à travailler, et le peu de personnes qui travaillent doivent travailler toujours plus. Il se pose ici la question de partager, mais pas partager le travail comme dans ce slogan : « Travaillez tous, travaillez moins », mais la richesse qui existe dans le monde entre tous les habitants du monde non de forcer à travailler quand cela n’est pas nécessaire. Avec tout cela je ne veux pas faire l’éloge de l’automation. Il existe aussi une critique du travail qui fait une espèce d’éloge de l’automation, en disant : « Ah ! Alors tout le monde pourrait travailler deux heures par jour en surveillant seulement les machines ! » Je pense que ce n’est pas là la question. Surtout, une société de l’automation n’aurait pas de sens si elle favorise une sorte de société des loisirs, où, dans le pire des cas, le surplus de temps conduit à regarder plus longtemps la télévision. Comme c’est le cas avec la semaine des trente-cinq heures qui a probablement seulement augmenté de cinq heures par semaine le temps que la plupart des gens passent à regarder la télévision.

La critique de la société du travail n’est pas non plus pour moi un éloge de la paresse. Beaucoup d’activités et même beaucoup de fatigues sont utiles et peuvent constituer une espèce de dignité pour l’être humain. Très souvent, c’est aussi paradoxalement le travail qui empêche l’activité, qui empêche la fatigue. Ainsi par exemple le travail fait obstacle à des activités beaucoup plus utiles : lorsque les familles sont obligées de laisser leur enfant nouveau-né dans les crèches, lorsqu’on ne peut plus s’occuper des personnes âgées etc. Et le système du travail empêche des activités directement productives comme par exemple l’agriculture dans le monde entier. Il y a énormément de paysans qui doivent abandonner leurs activités, et ce, non pour des raisons naturelles : ce ne sont pas leurs sols qui sont épuisés, mais simplement parce que le marché, donc le système de travail, empêche le paysan africain de vendre ses produits sur les marchés locaux. Parce qu’il y a les multinationales de l’agriculture qui peuvent vendre à prix plus bas du fait qu’elles emploient moins de travail abstrait. Evidemment le fermier américain est plus technologisé, donc ses marchandises contiennent moins de travail et donc il vend à plus bas prix que les fermiers du tiers monde. Il s’agit là d’un bon exemple du côté concret et du côté abstrait du travail.

Du côté du travail concret : le petit paysan en Afrique peut faire le même travail qu’il faisait il y a trente ans, parce que le travail concret est resté le même. Du côté du travail abstrait, son travail traditionnel vaut beaucoup moins qu’avant parce que des entrepreneurs réussissent, du fait de la concurrence, à faire le même travail, à avoir le même produit en dépensant beaucoup moins de travail, beaucoup moins de temps de travail. Donc on peut très concrètement dire que c’est le côté abstrait du travail qui tue les personnes, qui tue le porteur de l’activité concrète. Dans de nombreux cas la société du travail est vouée à une espèce de non activité forcée, ainsi lorsque des usines, ou d’autres possibilités productives, sont simplement fermées, détruites, car plus assez rentables. Par conséquent je pense qu’il faut sortir de la société du travail pour pouvoir démarrer des activités utiles. Critique du travail ne veut donc pas dire nécessairement culture bohème, culte de la paresse, mais il faut se libérer du culte du travail. Le système du travail capitaliste n’aurait en effet jamais été efficace s’il n’avait constamment impulsé un véritable culte du travail, ce qu’on appelle historiquement « l’éthique protestante du travail » pour qui le travail, la fatigue, l’activité en tant que telle, sont une sorte de noblesse de l’être humain au-delà de tout contenu. Dans toutes les sociétés capitalistes la fatigue existe du fait qu’on veuille réaliser quelque but, non d’être dans l’obligation de travailler huit heures ou dix heures par jour, non de viser quelque chose qui soit désirable. Dans la société capitaliste industrielle c’est le fait de travailler, en tant que tel, qui est apprécié. Et même sur le plan moral. C’est ainsi que les chômeurs sont souvent considérés comme des personnes inutiles, nuisibles. Beaucoup de chômeurs ont honte d’être au chômage, alors que s’ils travaillaient dans une usine à bombes ou à porte-clés ils seraient très fiers, parce que « je travaille ». Comme s’il n’était pas mieux de ne pas travailler, plutôt que de participer à la production d’aujourd’hui. Parce que l’orgueil traditionnel des travailleurs consiste simplement à avoir réussi à vendre leur force de travail, sans s’interroger sur son contenu. Alors pourquoi est-il plus honorable de travailler dans une usine où l’on fabrique des bombes ou des automobiles que d’être dans la situation des femmes, par exemple, qui ne « travaillent » pas, qui s’occupent des enfants et de la maison ?

Le culte du travail dans le système capitaliste a donc valorisé un certain type d’activités, ne prenant en compte que la dépense d’énergie vitale pour le travail, au mépris du contenu. Il faut se dégager de cela et apprécier le travail au-delà de tous ses contenus. On dit souvent que le chômage est une atteinte à la dignité humaine. Je ne vois franchement pas où est la dignité dans le fait de réussir à se vendre. La dignité résiderait plutôt dans le fait d’avoir le droit d’accéder à toutes les ressources pour organiser sa propre vie. Ce qui implique qu’une politique de critique sociale aujourd’hui, de contestation de la société capitaliste, ne devrait pas demander la création de nouveaux emplois, ou rêver d’un impossible retour à la société de plein emploi, mais plutôt exiger pour tout le monde, individuellement et collectivement, le droit d’accéder directement aux ressources, terrains, ateliers, usines, au savoir immatériel, pour organiser collectivement la production là où elle est vraiment nécessaire. Parce qu’une bonne partie de la production d’aujourd’hui n’est bien sûr absolument pas nécessaire et pourrait être arrêtée. Armements, bureaucratie, voitures qui doivent être changées trois ans après leur achat.

Mais quand on fait ce type de proposition il y a toujours quelqu’un qui proteste : « Mais alors il n’y aura plus d’emplois, plus de postes de travail si on arrête cette production ! » On devrait retourner l’objection : « Ce serait tant mieux pour la société si on pouvait assurer sa survie avec beaucoup moins de travail ! » Et naturellement au prix qui précédait cette loi sociale qui fait de la vente de sa propre force de travail la condition pour l’accès à la richesse sociale !

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[1] Bibliographie en fin de texte.

[2] (cf. le taylorisme)

[3] « La nouvelle économie »

[4] Personnes qui adoptent les thèses de Negri et Hard dans leur livre « L’empire ».

[5] Editions Lignes, Léo Scheer.

Bibliographie de Anselm Jappe :

« Guy Debord », un essai, (Editions Denoël ­ 2001)

« Les aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la valeur », (Editions Denoël 2003)

Participation au « Manifeste contre le travail » écrit par le groupe allemand Krisis (Folio 10/18).

– « L’avant-garde inacceptable » (Editions Lignes 2004) – « Les habits neufs de l’Empire » (Editions Lignes 2003)